Bonjour, comment sont vos selles ? Bien j'espère. Permettez-moi de partager avec vous un extrait de ma dernière nouvelle, cruellement, oh mais alors là très cruellement en manque de commentaires, que ça me réveille la nuit tellement cet état de fait me consterne. Il s'agit d'une nouvelle de science-fiction satirique, ou d'une satire de science-fiction, je te laisse juger.
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Yanis connaissait Joe Connelly depuis une demi-douzaine d'années. Le Californien et elle avaient même partagé l'espace exigu de l'ISS pendant quatorze jours. Ils n'avaient pas sympathisé, ne s'étaient jamais rien confié d'intime, mais s'accordaient un respect mutuel et ne doutaient pas des compétences de l'autre. Tous les deux étaient partis de tout en bas de l'échelle et avaient grimpé les échelons à la seule force de leur obstination. Il était vrai qu'en plus d'être d'une pudeur sentimentale probablement exagérée, Yanis n'était pas très liante. C'était peut-être à cause de son tempérament, ou parce que, dès sa prime jeunesse, ses parents avaient placé tous leurs espoirs en elle et qu'elle n'avait jamais eu beaucoup de temps pour se faire des amis. Elle n'en avait jamais vraiment eu qu'une seule, Kelly Kinger, qui restait encore à ce jour le seul être humain à recueillir ses confidences. À l'Université, elle ne participait pas aux soirées étudiantes auxquelles on l'invitait pourtant volontiers, trop occupée qu'elle était à garder la tête dans le guidon pour rester la meilleure. Elle avait attendu dix-neuf ans pour avoir son premier petit ami et subir son premier – et douloureux – rapport sexuel. Six autres partenaires s'étaient succédé, mais aucun n'avait tenu plus de quatre mois dans sa vie. Yanis n'avait présenté aucun de ces hommes à sa famille. Même le dernier, Chuck, qui lui avait demandé sa main lors d'un dîner censé être romantique – demande qu'elle avait évidemment refusée –, n'avait eu droit à la voir qu'en photo, et Pansharit n'avait que vaguement évoqué son existence devant ses parents. Monsieur et madame Pansharit étaient compréhensifs et respectaient sa vie privée. Ces derniers temps, cependant, sa mère faisait des allusions, parlait de ce qu'elle ferait quand elle serait grand-mère... Yanis était fille unique, c'était forcément d'elle qu'elle espérait un petit-fils ou une petite-fille. Yanis n'avait rien contre le fait d'enfanter, de cajoler, changer des couches, se lever la nuit pour donner le biberon, elle avait assez d'amour à donner pour trois ou quatre gamins. Mais même si elle avait rencontré l'homme idéal – son idéal à elle – et que celui-ci l'avait suppliée de porter ses enfants, elle n'en aurait rien fait. Quand on était une femme, quoi qu'on en dise, tout projet de maternité représentait un frein à sa carrière. Et surtout, à ses rêves. Il lui fallait bien reconnaître qu'elle avait toujours placé la réalisation de ses objectifs au-dessus de tout. Chaque fois qu'elle atteignait un but, elle s'en fixait un autre, plus ambitieux encore. Fonder une famille n'était qu'un projet inconsistant dans un coin de son esprit. Cela ne se ferait que quand le destin aurait exaucé tous ses vœux d'enfant. Ou qu'on la jugerait trop vieille pour explorer l'inconnu... Et alors, il serait peut-être trop tard, pas forcément biologiquement, mais éthiquement, pour ajouter un peu de biomasse à ce monde surpeuplé. Yanis ferma les yeux et se laissa bercer par le ronronnement des appareils. C'était étonnant de se trouver à bord d'un engin lancé à plus de cinquante mille kilomètres à l'heure, dans un silence plus feutré que celui d'une rame de TGV. Elle mit du temps à sombrer dans le sommeil. La Terre était déjà loin derrière eux, et elle rechignait à confier sa sécurité à une Intelligence Artificielle possiblement à l'origine d'accidents de voiture mortels. Elle prit exemple sur son voisin de gauche et patron, James Besace, qui ronflait comme un sonneur. Une trogne de bébé atteint de progéria, voilà la tête qu'il avait... Elle se demanda si les milliardaires comptaient les liasses de dix mille dollars pour s'endormir et à quoi l'on pouvait bien rêver quand on possédait tout.
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