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Les_régressions_de_Richard_Bachman.jpg

Le roman de science-fiction paru en quatre épisodes est désormais disponible dans sa version intégrale.

Richard Bachman, 67 ans, est l'écrivain le plus riche et célèbre de sa génération. Une terrible maladie neurodégénérative le condamne hélas à une totale invalidité et à une mort prochaine. Le but de Bachman, avant de mourir : terminer sa saga mystique, Le peuple des Sept Feux, par respect pour ses lecteurs.
Alors qu'il pense ne plus avoir que quelques mois à vivre, il reçoit une étrange proposition de la part d'un de ses fans ; celui-ci aurait la solution à son plus gros problème, grâce à une machine de son invention.

Richard demanda une bière, Julia un jus de carotte – « Il est bio ? » – et Will un Mountain Dew. La serveuse hocha la tête, mais elle resta plantée sur ses cuissots, les mains jointes devant le pubis.

Julia était coutumière de ce genre de scène. Quand elle était petite, chaque fois qu'ils paraissaient en public, même à l'autre bout du monde, cela se produisait.

« Excusez-moi, mais... vous... vous ne seriez pas Richard Bachman, par hasard ? »

La jeune femme transpirait abondamment, et son visage joufflu devenait écarlate.

« Bien vu, dit Bachman. Votre prénom ?

– Euh... hésita la serveuse, qui semblait ne plus se souvenir du nom que ses parents lui avaient donné. Carmen ! C'est Carmen ! Oh ! mon Dieu ! Je n'en reviens pas ! Je suis votre plus grande fan, monsieur Bachman ! J'ai lu tous vos livres ! »

Si Richard avait reçu un dollar chaque fois qu'on lui avait dit ça... eh bien, il eût été encore plus riche.

« Et moi, je les ai tous écrits, contrairement à ce qu'on raconte.

– Carmen, asseyez-vous, si vous n'allez pas bien, dit Julia.

– Oh ! non, ça va, ça va... Monsieur Bachman, est-ce que... je ne veux pas vous déranger, mais... est-ce que je peux avoir un autographe ?

– Bien sûr, répondit l'écrivain avec un de ses fameux clins d’œil. Mais s'il vous plaît, gardez votre langue dans votre poche au sujet de ma présence, jusqu'à ce qu'on soit partis, hein ?

– Oh ! motus ! Vous avez ma parole. »

La serveuse s'éclipsa enfin, non sans se cogner dans une table. Elle revint quelques minutes plus tard avec la commande en équilibre précaire sur un plateau, un stylo Hello Kitty et un des derniers bouquins de Bachman : Jackalope.

Will prit le roman et le stylo qui étaient sur le plateau et les posa sur la table, devant l'écrivain.

« Je suis allée le chercher dans ma voiture, expliqua la serveuse, qui commençait à reprendre de l'aise. Je l'ai déjà lu, mais j'avais envie de me replonger dans l'ambiance. Où est-ce que vous allez chercher toutes vos idées ?

– Très bien, répondit Richard avec sa mine la plus sérieuse, je vais vous le dire, mais si vous le répétez, je nierai avoir dit ça, d'accord ? Bon. Il existe un endroit, un univers parallèle, où toutes les histoires qui sont dans mes livres se sont vraiment passées, même celles qui semblent le plus improbables. Je suis le seul à y avoir accès, et je me contente de les mettre en forme. Voilà, vous savez tout. »

Bachman s'amusa quelques secondes de la stupeur de la jeune femme, cependant que Julia et Will luttaient pour garder leur sérieux.

« Bon. Je n'ai plus fait ça depuis des mois, mais c'est comme le vélo, ça ne s'oublie pas. »

Will ouvrit le livre sur le feuillet de garde. Richard tenta de redresser sa carcasse écroulée dans son fauteuil. Il avala sa salive, s'empara du stylo avec autant de précautions que s'il se fût agi d'un bâton d'uranium enrichi, et appuya la mine d'acier sur le papier. Hélas, il n'avait pas assez de force dans la main pour tenir correctement l'ustensile ; le stylo lui échappa et décrivit une trajectoire parabolique sur la table en formica. Will le rattrapa juste avant qu'il ne tombe.

« Foutre, jura Bachman.

– Je... Je suis désolée, s'excusa la serveuse en s'empourprant de nouveau. Je n'ai pas réfléchi.

– Vous cassez pas la marmite, Carmen, dit Richard. Procédons autrement. Est-ce que je peux saloper un peu votre livre ?

– Euh, balbutia la jeune femme, c'est vous qui l'avez écrit, alors... oui, vous pouvez le saloper !

– Vous avez du ketchup ? Vous pouvez m'en apporter ? Avec deux ou trois serviettes en papier.

– Bien sûr ! »

La serveuse virevolta (malgré son gabarit) jusqu'en coulisse, et revint avec un tube de ketchup Heinz et toute une pile de serviettes. Will anticipa la demande de son patron. Il déplia une serviette et y étala du ketchup. À force de rester ensemble vingt heures par jour, ils avaient développé une communion de pensée proche de la télépathie, un peu comme ces couples fusionnels dont l'un des membres finissait la phrase de l'autre.

Will Johnson prit la main de Bachman, déplia les doigts secs et noueux de son patron, et posa la main osseuse dans la flaque de condiment. Puis, il la plaqua sur les deux feuillets de garde. L'empreinte de la main de Richard Bachman se dessina en rouge. On y voyait nettement la sculpture des dermatoglyphes.

« Voilà, Carmen, dit l'écrivain. Vous n'avez plus qu'à laisser sécher le meilleur de la gastronomie américaine sur le meilleur de la littérature américaine. Si un jour vous êtes en déveine, allez voir Sotheby's, vous en tirerez un bon prix. »

Julia s'empara du stylo et du bouquin et ajouta « Certifié authentique par Julia Bachman. 07-01-18 » en bas de la page.

D'autres clients venaient d'entrer, et après s'être épuisée en remerciements, la serveuse les laissa enfin discuter.

« Bon. Comment se passe la cohabitation ? fit Richard à sa fille.

– On ne cohabite pas. On ne fait pas de colocation. On vit ensemble, papa. On dort ensemble.

– Ouais, ouais, je me suis mal exprimé. Alors, c'est la bonne ?

– Oui, c'est la bonne. Carrie est la femme de ma vie. Ne fais pas la grimace quand je dis ça.

– Je ne fais pas la grimace, gamine. Je suis affligé d'une maladie extrêmement rare et invalidante qui me prive du contrôle de mes muscles et biaise les expressions de mon visage.

– Non, tu fais la grimace.

– J'aimerais la rencontrer.

– Elle en serait ravie.

– Je parie que c'est ma plus grande fan et qu'elle a lu tous mes livres.

– À vrai dire, elle n'en a lu que trois ou quatre, et elle n'aime pas ton style. Elle trouve que tu digresses trop. Elle ne jure que par Cormac McCarthy.

– Un esprit critique. Je l'aime déjà. Amène-la à dîner. Et Will, amenez la mousse aguicheuse de cette bière jusqu'à mes lèvres.

– J'apprécie les efforts que tu fais, dit Julia.

– Je vais mourir prochainement. Peu me chaut désormais que ni toi ni ton frère ne me donniez de petits-enfants. Vraiment, ma chérie, je suis heureux que tu sois heureuse. »

Tous les trois plongèrent un moment dans leur boisson, silencieux. Will regardait ostensiblement par la fenêtre les voitures qui frôlaient le trottoir. Il ne pensait pas que les Bachman eussent été moins réservés dans l'expression de leurs sentiments s'il n'avait pas été assis à cette table, mais ces scènes familiales, truculentes mais maladroites, le mettaient toujours aussi mal à l'aise. Il était, après tout, une pièce rapportée, incongrue dans certaines situations.

Julia désigna le bracelet orange couvert d'inscriptions que son père portait autour du poignet droit.

« C'est quoi ça ?

– Ça ? C'est un bracelet où est indiquée la procédure à suivre, en cas de... de mort inopinée, et le numéro de téléphone à joindre en urgence. J'ai... signé avec Cryo-Helix.

– C'est vrai ? Tu disais que c'étaient des "charlatans opportunistes" ».

Bachman essaya de hausser les épaules, mais son mouvement fut imperceptible.

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