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Dans un futur que l'on n'espère pas trop proche, la guerre de civilisations et de religions a eu lieu. La troisième guerre mondiale a fait de l'Europe un vaste champ de ruines, et la bombe d'un nouveau genre qui a ravagé l'Irlande a lâché sur le vieux continent un nuage toxique. Partout où la particule Z est retombée, les morts se relèvent. En Sicile, dans le camp de réfugiés d'Agira, Pip et sa famille tentent de survivre dans des conditions précaires et attendent de pouvoir passer en Tunisie.

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Avertissement : si vous estimez que la langue française est une douairière respectable qui ne doit pas être froissée, vous ne devriez probablement pas lire ce livre. Si au contraire vous êtes de ceux qui pensent que la langue est en perpétuel mouvement, que l'on peut la violer du moment qu'on fait jouir, alors ce livre est fait pour vous.

Jadis les gens – je veux dire ceux qui avaient la chance de naître au bon endroit, pas trop près de l'équateur... – possédaient tout ce dont un être humain a besoin, mais se plaignaient de tout, tout le temps : des encombrements routiers, du temps qu'il faisait, des grèves des transports en commun, de la hausse des impôts et des taxes, de l'incompétence des politiciens, du zèle des flics et du ministère à prévenir l'insécurité routière, de la hausse du prix des carburants, de leur salaud de patron, de leurs rossards d'ouvriers, du chômage, de la lenteur de l'administration, de la nullité des programmes télé, du prix du paquet de pâtes, des coupures d'internet, et de tout un tas d'autres trucs pas si terribles quand on a connu la guerre avec un G majuscule.

Maintenant qu'elle était passée par là, la guerre, qu'elle avait bien-bien labouré le paysage et fait de l'Europe un vaste champ de ruines, les mêmes gens ne se plaignaient plus. Leurs corps résignés parlaient pour eux. Une cicatrice dégueulasse, des joues creuses, des yeux enfoncés dans les orbites qui regardaient dans le lointain, les haillons, la peau jaune et les dents déchaussées, l'odeur de crotte et de suint. Les atours de la misère, quoi... Le cortège de souffrances qui accompagne la guerre. Une guerre que personne n'avait voulu, à les entendre, mais qui avait plongé toute une civilisation dans le chaos. On pouvait accuser les puissants des deux bords, certes, de nous avoir précipités dans l'abîme, mais est-ce que le bon peuple ne les avait pas poussés au fion ? Hein, les mouches du coche ?... Et rien qu'avec des bulletins de vote au départ, qu'on avait attisé le dawa ! Papa en convenait, il n'avait rien fait pour stopper l'inexorable progression de l'horreur... comme des millions d'autres, il était resté spectateur... Responsable, mais pas coupable.

Comme dans toutes les guerres, il y avait eu des exodes, des routes encombrées de charrettes tirées par des silhouettes étiques aux visages hagards. D'où vous êtes, traitez-les de lâches, d'opportunistes, de mauvais patriotes... Rien de tout cela. La fuite est un réflexe de survie. Qui reste dans la maison quand elle est en feu ? Pas les rats. Qui reste à bord du navire quand il est en train de couler ? Pas les rats. Le capitaine ?... Ah ! moi je ne ferais pas confiance à un capitaine plus attaché à son rafiot qu'à sa vie ! Rien de noble non plus à se faire trouer la peau par la mitraille ennemie ou à attendre la bombe qui vous éparpillera en un million de minuscules fragments. Une médaille... mais une médaille, enfin ! ça vous fait une belle jambe quand vous les avez hachées sur une mine antipersonnel ! Rien d’héroïque à endurer la famine, la souveraine famine qui vous donne l'impression de vous consumer vivant, de vous dévorer vouzigue.

Ça allait mieux, cependant, depuis qu'on avait quitté les plaines sinistrées de France. On avait toujours aussi faim – et encore le mot faim semblait un mot bien trop faible, si bien qu'on parlait plutôt de famine – mais au moins ce que l'on mangeait ne risquait plus de nous empoisonner, même si le mal était probablement déjà fait... Et les bombes sales ne pleuvaient plus au-dessus de nos têtes. Surtout, ce qu'il y avait : on reprenait espoir.

Aujourd'hui, j'ai à peu près le même âge que le vieux Marshall quand il a cassé sa pipe, tout seulot dans sa cahute. Le fourbe Parkinson me tient dans ses griffes depuis un peu plus de trois ans, mais n'ayant pas de bras qui pourraient me trahir, la maladie ne se manifeste que par une légère trémulation du menton, une langueur dans les gestes et une démarche de pochard. Oh ! j'aimerais m'éteindre dans mon sommeil, d'une attaque cérébrale ou d'un infarctus, et coiffer au poteau Parkinson, mais vous le savez bien... rares sont ceux qui savent ou peuvent choisir de quoi ils vont mourir.

Ce récit, il a fallu que j'attende le crépuscule de mes jours pour le livrer enfin. Ma fille a toujours affirmé que je faisais de la rétention d'informations. Sans doute que j'ai emmuré tout cela. Eh ! vous n'auriez pas trouvé beaucoup de survivants des camps de concentration nazis qui se seraient épanchés sur leur malheur, ni beaucoup d'Irlandais qui... enfin si vous aviez pu trouver un véritable Irlandais... L'esprit humain est ainsi fait que, quand il se souvient, ou pire : quand il raconte à autrui ; il est transporté dans le passé. Ce que vous lisez, je le dicte à ma fille, dont j'admire la belle cursive que jette sur le papier son stylo à plume. Elle refuse que je parle d'elle, arguant que sa vie ne présente aucun intérêt en rapport de la mienne, mais même si les détails qu'elle découvre depuis que je déroule ce récit l'éberluent, ma vie à ce moment-là était celle de millions... d'un demi-milliard d'autres réfugiés – de « migrants » disaient ceux qui ne nous aimaient pas beaucoup et nous voulaient ailleurs que « chez eux ».

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