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Après sept années passées à sillonner les routes à bord de son van poussif et à traquer sans relâche la femme aux dents en or, qu'il accuse d'être à l'origine de tous ses malheurs, Eddie Sykes croit enfin tenir sa vengeance. Et quel meilleur endroit pour clore la douloureuse et sinistre histoire qui est la sienne que là où tout a commencé ? Corvette, la cité des monstres.
Pourtant, à peine de retour dans le cloaque qui l'a vu naître, Eddie manque une nouvelle occasion de boucler son clapet ; il fait la promesse à la mère de sa fiancée défunte de retrouver sa fille cadette, disparue sans laisser de traces. Autant chercher une tique sur le dos d'un ours...
Pour parvenir à tenir son engagement, Eddie devra replonger dans les entrailles putrides de la cité, la fange où évoluent les monstres et les prédateurs de la pire espèce. Et quand on a causé autant de morts dans sa ville natale que le tabac, on compte plus facilement ses amis que ses ennemis. Mais pour l'assister, Eddie pourra compter sur deux alliés de choix : son fidèle Glock et Yaba Guédé, le dieu vaudou qui la nuit veille sur lui.

Après cet intermède ludique, plus efficace qu'une séance de yoga pour évacuer le stress, je me dirige vers Glory Hall Boulevard tout en gambergeant sur les mots peu flatteurs employés par Brian Kieland pour qualifier Beth Niewitz. Je peux aisément imaginer l’adolescente que j’ai connue devenir la garce manipulatrice qu’il a décrite.

Je me souviens d’un après-midi d’été où j’étais venu voir Katarina chez ses parents mais où je n’avais trouvé que sa petite sœur. Elle se vautrait devant une série télé débile – le genre d'émission qui nécessite des rires pré-enregistrés pour paraître plus drôle qu'elle n'est – attifée d’un short outrageusement court et d’un débardeur bouffant sur sa poitrine naissante, une sucette Chupa Chups dans le bec. Je m’étais confortablement calé dans un des fauteuils miteux, attendant que Kat et ses paternels rappliquent.

La gamine n’avait pas encore treize printemps mais c’était déjà un pot de peinture sur pattes. La puberté venait de lui tomber dessus, sans préavis. En quelques semaines, elle était passée d'une passion immodérée pour les chevaux et les poneys, à un intérêt grandissant pour un tout autre genre d'étalon. Il devenait évident qu'elle allait donner du fil à retordre à ses géniteurs, la gamine.

Je la voyais me jeter des œillades entre ses jambes écartées, passant lentement sa langue sur sa sucette. Ses cuisses parfaitement imberbes luisaient de sueur et le vernis vermeil de ses ongles de pieds s'écaillait. Une incarnation de la Lolita de Nabokov.

J'étais là depuis à peine un quart d'heure lorsqu'elle s’était levée, s’était agenouillée devant moi, et sans un mot, sans une once de gène, avait entrepris de dégrafer ma ceinture. J’avais saisi son poignet. Il était si fin que j’aurais pu le briser aussi aisément qu'une brindille.

« Tu fais quoi, là ? » j'avais demandé.

La môme avait tourné et retourné sa Chupa Chups dans sa bouche et ouvert de grand yeux de biche cernés de mascara qui devaient déjà faire dresser le chapiteau de tout un tas de mecs.

« Ben, je vais te faire une petite pipe, pour passer le temps. Je l’ai déjà fait, tu sais. Je parie que je te fais déflaquer en moins de deux minutes », avait répondu cette petite conne sur le ton badin de la conversation.

« Écoute, fillette, même si tu étais pas la sœur de ma fiancée, tu me ferais pas envie. Regarde-toi, t’es même pas encore formée. Y a encore du lait qui te sort des narines. Continue de t’entraîner sur ta sucette, et fous moi la paix. »

Elle avait piqué un fard et était retournée sur son canapé, pour ne plus m'adresser la parole.

Lors de notre longue conversation au cimetière de Cedar Church, la mère Niewitz m’a fait le récit du « calvaire », selon son propre terme, que Beth leur a fait endurer, à elle et à son mari, tout au long de ces dernières années. Elle m'a confié une photo récente de la môme, qu'elle trimbalait dans son sac.

L’adolescente délurée que j’ai connu a fini par devenir une splendide jeune femme, aussi belle et attirante que sa sœur l’était. Aujourd'hui, elle doit avoir, à quelques semaines près, l'âge qu'avait Katarina quand elle est morte. En fait, physiquement, si ce n'était le nombre d'années qui séparaient les deux sœurs, on aurait pu les prendre pour des jumelles monozygotes. Toutes deux arboraient la même cascade de miel qui dégringolait jusqu’au creux des reins et leurs yeux en amande étincelaient du même bleu lagon. Le même nez mutin au milieu de leur mignonne figure. Des fossettes identiques, charmantes parenthèses encadrant une bouche voluptueuse.

Mais les similitudes entre les deux sœurs s’arrêtaient à leur apparence physique. Les caractères de ces deux-là s'opposaient diamétralement. Si Kat était l’eau d’un paisible ruisseau qui pouvait parfois se changer en torrent impétueux, alors Beth était en toutes circonstances le feu ardent d’un bûcher inextinguible, attisé par une colère qui prenait sa source à un endroit connu d'elle seule.

Au grand dam de sa mère, la petite n’était attirée que par les voyous, les sales gueules, les parasites, les tocards, les affranchis, les rebuts de la société, les bons à rien, les prêts à tout, les violents, les amoraux, les junkies, les marginaux, les cas sociaux, et pire que tout : les flics. Dès que ses seins se sont mis à pousser, à la maison parentale ça a été un défilé permanent de prétendants aux manières rustres, des jolis cœurs parfois trois fois plus âgés que la môme.

Ça aussi, c'était en partie de ma faute, si j'en crois Zofia Niewitz. Beth avait vu sa sœur être traitée comme une princesse par un vaurien et inconsciemment, elle cherchait à reproduire ce modèle. Elle voulait trouver son Eddie Sykes rien qu'à elle.

Très vite, l’argent s’est mis à disparaître régulièrement du sac à main de la vieille. Dix dollars par ci, vingt dollars par là. Les quelques bijoux que la carne tenait de sa mère se sont un jour volatilisés, sans doute rapidement convertis en quelques grammes d'une quelconque came.

La violence, aussi bien verbale que physique, s’est installée entre les deux femmes comme une hygiène de vie. Les insultes et les humiliations volaient quotidiennement et les coups pleuvaient de part et d’autre. Quand à Jòzef Niewitz, pris entre deux feux, il s’efforçait de garder sa neutralité sans changer de ses habitudes : il s'appliquait à fermer sa gueule et à n'émettre aucune opinion.

Malgré tout, même si Zofia Niewitz déplore que sa cadette n’ait pas été la fille sur mesure, douce et aimante, qu'était Katarina, elle la chérit tout autant. La petite Beth est le fruit de ses entrailles et cette disparition lui est aussi cruelle que si on la privait d'un organe essentiel.

Et me voici devenu l’unique porteur d'espoir auquel elle puisse se raccrocher. Une fois de plus, je me maudis de ne pas avoir tourné ma langue dans mon clapet un bon millier de fois avant de l'ouvrir. J’aurais pu lui promettre de ressusciter son mari d'entre les morts, tant qu’à faire.

Cogner, menacer, faire parler... poinçonner à l'occasion... c’est dans mes cordes. Mais retrouver une fille qui ne veut pas l'être dans une ville tentaculaire qui compte huit-cent mille habitants – cinq millions avec son agglomération – c’est chercher une boucle d’oreille sur un parcours de golf. Et ça, c’est en supposant qu’elle soit toujours à Corvette la môme Niewitz. Non vraiment, à part le flingue, j’ai définitivement rien de Philip Marlowe ou de Mike Hammer.

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