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Lors d'un violent orage, deux adolescents, un garçon et une fille, se réveillent sans le moindre souvenir dans une chaloupe échouée sur une minuscule île bretonne. Recueillis par un couple de gardiens de phare, ils tentent de s'intégrer à une population aussi étrange que fade. Mais leur désir de découvrir d'autres horizons va les amener à une terrible révélation.

La chaloupe dans laquelle s'étaient réveillés Gaël et Annaïg avait disparu dès le lendemain. Georges dit qu'il n'y avait là rien que de très normal ; ce que la marée apportait sur les plages, elle pouvait très vite le reprendre. Au reste, elle pouvait tout aussi bien, la marée, ne régurgiter des corps que plusieurs jours après un éventuel naufrage. Il fallait patienter. En attendant, on ne retrouvait aucun débris, pas même un bout de planche ou un toron de filin sur la grève. Si un navire avait sombré, ce devait être loin au large de l'île.

Les nouveaux venus apprirent bien vite qu'il n'y avait pas grand chose à faire sur Eskern. Il n'y avait qu'une école, sise au milieu du village ; une unique classe composée d'enfants de six à treize ans, chaperonnés par un seul professeur. Lorsqu'ils passèrent devant le bâtiment où se distribuait le savoir, ils virent par une fenêtre les têtes des enfants, tournées vers le tableau, muettes, et le silence dévotieux qui régnait lors de ce cours les surprit. Le professeur devait dégager une sacrée autorité.

La veille, en flânant dans les rues tellement étroites du village que trois personnes ne pouvaient marcher de front, Gaël et Annaïg avaient rencontré d'autres adolescents du même âge : deux garçons et une fille. Ils se trouvaient exactement au même endroit que la veille, installés autour d'un petit guéridon en ferraille, en train de jouer à la coinche. Cette fois, ils s'arrêtèrent pour deviser. Les trois amis se nommaient Pierre, Patrick et Maïwenn et étaient plus ou moins cousins. À Eskern, tout le monde était le cousin de son voisin. « On ne vous a jamais vus par ici, dit Pierre, un grand frisé avec de petites lunettes rondes et des taches de rousseur.

– C'est parce qu'on s'est réveillés il y a deux jours dans une chaloupe échouée, sans savoir d'où on venait, ni qui on était, dit Gaël, le plus sociable des deux étrangers.

– Je me disais bien aussi qu'on ne les avait jamais vus par ici, répéta la fille. Vous allez rester ici ?

– Pour l'instant, oui... dit Gaël. Monsieur et madame Morvan nous hébergent.

– Il y a sept familles Morvan à Eskern, dit Pierre. C'est un nom très courant en Breizh.

– Je veux parler des gardiens du phare. Georges et Émilie.

– Ah. Georges et Émilie Morvan. Ils sont très gentils, dit Pierre. Ils ont perdu leurs deux enfants, l'année dernière. Des faux jumeaux. Ils avaient seize ans. Tout le monde les aimait beaucoup.

– Les enfants des Morvan étaient leur trésor, ajouta Maïwenn. Ils sont morts d'une méningite.

– Vous les connaissiez ? demanda Annaïg.

– Bien sûr, répondit la fille. On partageait les même jeux. Gaël et moi nous sommes embrassés, peu avant qu'il ne tombe malade. J'ai été très chagrinée par sa mort. Gaël voulait aller faire des études sur le continent, et cela rendait ses parents et sa sœur très tristes.

– Infiniment tristes. Moi, jamais je ne partirai d'Eskern, dit Pierre. Ici, c'est un paradis. Un sanctuaire. La guerre n'est jamais arrivée jusqu'ici.

– Pourtant, il y a un monument aux morts de 14-18 sur le port, avec une trentaine de noms, dit Annaïg.

– Des gougnafiers, morts pour la France, loin de chez eux, répondit Pierre sans hargne dans le ton de sa voix. Moi, je n'ai qu'une seule patrie, et c'est Eskern.

– Les os ! Eskern ! s'exclamèrent les deux autres.

– Les conditions de vie sont très difficiles, reprit le frisé, et pourtant la France ne nous envoie aucune aide. Nous leur achetons du bois, du pétrole, de la houille, tout ce que l'île ne peut produire, et en cas de gros pépin de santé, il faut faire une traversée de vingt-trois kilomètres pour rejoindre le plus proche hôpital. Mais franchement, c'est le prix à payer pour vivre au paradis. »

Le garçon n'eût pas adopté un discours différent s'il avait été payé pour faire l'article de son île natale. « Au fait, dit celui qui n'avait point encore ouvert la bouche ; vous ne nous avez pas dit comment vous vous appelez.

– Moi c'est Gaël, et voici Annaïg.

– D'accord. Demat Gaël et Annaïg.

– Vous voulez taper le carton avec nous ? demanda Pierre.

– Peut-être une autre fois, dit Gaël. Hein, Annaïg ?

– Oui, c'est ça, une autre fois. »

Les deux étrangers saluèrent les trois indigènes et repartirent, Gaël tirant la charrette bleue dans laquelle ils mettraient les courses. Bernard Tevenec, l'unique commerçant du village, tenait une échoppe propre et minuscule, où il ne vendait que le strict nécessaire, bien aligné sur des présentoirs. Ils n'étaient pas depuis une minute dans sa boutique qu'il leur apprit, sans qu'ils eussent rien demandé, la raison pour laquelle les rues étaient aussi étroites et les maisons blotties de telle façon les unes contre les autres : pour casser le vent soufflant continuellement sur l'île. Un vent qui avait attisé l'incendie de 1852, durant lequel la quasi totalité du village avait brûlé, faisant de nombreuses victimes. « C'est depuis qu'en signe de deuil, les Eskernians portent du noir en toutes saisons. Notre île est marquée par la mort. Il n'y a pas une année où la mer ne prend pas un équipage. En 1810, un raz-de-marée a submergé l'île, et quarante personnes se sont noyées, certaines restées prisonnières de leur maison. Quelques années plus tard, en 1815, c'est une épidémie de choléra qui a emporté quatre-vingt-douze personnes, sur les sept-cents qui peuplaient l'île. Presque toutes des femmes et des enfants, parce que la plupart des hommes étaient en mer alors.

« Voilà pourquoi on n'est plus que trois-cent-quarante-six aujourd'hui. Trois-cent-quarante-huit avec vous deux. Ah, ça faisait longtemps qu'on n'avait pas eu de sang neuf à Eskern. Avec ça, mes drôles, qu'est-ce que je vous mets ? »

Ils repartirent avec la charrette à bras bourrée à craquer de jambon sec, d’œufs, de betteraves, de lait, de beurre et de farine d'orge. « On dirait que tous les habitants sont des guides touristiques, dit Gaël. Tu ne trouves pas ?

– Guide touristique... fit Annaïg. Je ne sais pas si ce métier existe, mais oui, ça leur colle assez bien. Ils se comportent tous comme des guides touristiques. Ils tiennent à ce que l'on garde un bon souvenir de notre séjour. Tu ne trouves pas bizarre que personne ne se montre étonné quand on leur dit s'appeler comme les enfants morts des gardiens du phare ?

– Bah, c'est une toute petite île, et un village plus petit encore. La rumeur va plus vite que la houle.

– Il n'empêche, ils sont tous bizarres... dit Annaïg en lorgnant une vieille femme assise sur une chaise devant son perron, un chat sur les genoux, les yeux perdus dans la fourrure de l'animal. Les seuls à avoir un comportement naturel sont toi et les Morvan. Et encore, pour eux... je ne suis même pas certaine. Tu n'as jamais remarqué qu'ils marquent un léger temps avant de répondre ? Que leurs réactions manquent de spontanéité ? On dirait qu'ils sont juste meilleurs comédiens que les autres.

– Je n'ai aucun point de comparaison. Si j'ai déjà eu des conversations avant mon arrivée ici, je les ai toutes oubliées.

– Moi aussi... »

Gaël s'arrêta. Ils arrivaient sur le chemin caillouteux montant au Grand Phare. « En tout cas, moi je suis là. Je serai ta bouée et tu seras la mienne, d'accord ? »

Annaïg posa sa main délicate sur le bras sec de son compagnon. « Ça me suffit. Pour l'instant, ça me suffit. »

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