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Le trou de ver dans la maison du crack.j

Trois junkies découvrent par hasard un minuscule trou invisible sur un mur de leur appartement. Un trou de ver menant vers un autre monde, qui pourrait bien leur offrir la perspective d'une vie meilleure.

Mika chez les cul-terreux, Lorie pompant une queue anonyme à l'autre bout de Bordeaux, je disposais de l'appart' pour moi tout seul, et c'était pas si fréquent. Enfin, j'étais pas si seul que ça. On partageait l'appartement avec une colonie de blattes forte d'une quarantaine de milliers de bestioles. Pour arriver à ce résultat j'ai employé la méthode qu'utilisent les flics pour dénombrer les manifestants : j'ai multiplié le nombre d'individus au mètre carré par la surface totale, sols, murs et plafonds. Elle était déjà là bien en place, la colonie, à notre arrivée, mais je dois dire qu'avec toutes ces vieilles parts de pizza qui pourrissaient sous le canapé, les chips au bacon Lay's que Mika semait jusque dans son pieu, et les fenêtres jamais ouvertes, elle a prospéré pépère la colonie... On avait quarante-mille animaux domestiques qu'on nourrissait consciencieusement.

Les lumières allumées, ça allait encore, on entendait gratter sous le papier peint, caracoler derrière les plaintes, ça s'enjaillait dans les gaines électriques, mais dès qu'on tamisait l'ambiance, avec juste la télé qui diffusait une lueur de pissotière, ça devenait Gaza après un tir de roquette, les bestioles sortaient de l'évier, de derrière le frigo, des prises électriques arrachées, de sous les meubles, elles rampaient sous notre nez, se disputaient les miettes de ce qu'on avait pas ramassé. Parfois on en voyait une passer dans l'écran de la téloche, et je sais pas foutre comment elles pouvaient arriver là et par quel miracle elles ont jamais foutu le feu. Vous étiez là, en train de regarder la débonnaire Joséphine ange gardien, quand un putain de cafard venait se pâmer sur la gueule en seize-neuvième de Mimie Mathy.

Tout ce qui n'était pas hermétiquement fermé était livré à la voracité de ces petits enfoirés de squatteurs. Si vous laissiez un paquet de céréales ouvert sur la table, le lendemain vous pouvez être sûr qu'il grouillait d'insectes luisants, bruns-noirs-orangés, répugnants, une vraie salade de pattes. Une fois j'ai laissé une boîte de raviolis à demi pleine sur le bord de l'évier et quand je me suis levé le lendemain, je le jure, y avait plus un seul foutu ravioli dans la boîte, plus qu'une soupe de cafards crevés baignant dans l'ersatz de sauce bolognaise que les industriels foutent là-dedans, pareils à de gros touristes repus le ventre en l'air dans la piscine d'un palace. Lorie ça la rendait dingue, hystérique, dans les premiers temps c'étaient des crises de nerfs en série qu'elle nous f'sait, faut dire que je sais pas pourquoi, les hormones femelles peut-être, mais les cafards lui couraient dessus dès qu'elle restait immobile, ils prenaient son front pour une piste de danse, alors qu'ils nous foutaient environ la paix à Mika et moi. Probable que pour eux Lorie c'était un élément du mobilier, j'en sais rien. Elle pionçait la lumière allumée, comme une petite fille qui a peur du monstre caché sous son lit, sauf que ces monstres-là mesuraient deux centimètres et étaient plusieurs dizaines rien que sous son oreiller, et sous son lit, là, c'était carrément un dortoir.

Bon, moi aussi ça me débectait, on pouvait pas faire un pas sans sentir un de ces fils de pute en armure croustiller sous son pied. Au début, je leur ai déclaré la guerre, la vraie, la guerre totale, la méchante blitzkrieg, et y avait pas de convention de Genève qui tienne, j'avais lancé la solution finale, ils devaient tous crever, je voulais les voir tous sur le dos. Je posais des pièges chimiques partout, je les gazais façon Auschwitz, je les écrasais par tribus entières à grands coups de tongs, ça faisait sur les murs un jus blanc et pâteux qui devenait dur comme du béton une fois séché. Un vrai petit génocide miniature, j'étais enragé, je lâchais rien, j'étais à l'affût.

Et puis c'est absurde mais j'ai été pris de remords. La vilaine image de tonton Adolf s'est imposée à moi. Suivie de tous ces dictateurs de merde qui se prennent pour Dieu le père. De quel droit, moi, je décidais quelles créatures devaient vivre ou mourir ? Hein ? Ces blattes elles n'avaient pas plus que moi choisi de naître, leurs mères les avaient pondues par grappes comme la mienne m'avait mis au monde – et conçu, d'ailleurs –, le dernier de sept mouflets, dans une Renault 21. Les cafards, Kim-Jong-Ill, le Dalaï-lama, Scarlett Johansson, les encornets, les lémuriens, Anne Roumanoff, le Juif et l'Arabe et le Breton et le nègre de Papouasie, bordel on est tous fait de poussières d'étoiles ! Une fois qu'on a compris ça, on ne peut pas ne pas aimer les cafards. On ne peut pas haïr gratuitement son prochain. Alors je me suis mis à les observer, à suivre leur drôle de manège, comme Dieu doit nous regarder nous autres de sur sa chaire, et puis finalement je les ai trouvés pas si moches que ça, et pas plus inutiles et sales que moi, c'était juste une question de point de vue, vous pigez ?...

Je suis la preuve vivante – vous m'entendez ? – que l'homme peut devenir meilleur. D'Hitler, je suis devenu Alain Bougrain-Dubourg, chantre de la cause cancrelate, tenez voici la preuve, j'en ai plusieurs tatoués à divers endroits du corps. Ouais, je m'suis pris de passion pour ces insectes sociaux, champions toutes catégories de l'adaptabilité. C'est fou ce qu'un mec peut apprendre du monde dans lequel il vit et s'élever intellectuellement sans bouger son derche du canapé, grâce à Discovery Channel. Vous saviez qu'une blatte peut passer un mois sans manger ni boire ? Un mois ! Nous autres humains on est bien fragiles à côté. Au même régime sous trois jours on calanche. Et qu'une blatte décapitée peut survivre plusieurs semaines, vous le saviez ça ? Qu'elle peut encaisser dix fois la dose de radiations mortelle pour l'Homme ? J'vous le dis tout de go, la Troisième Guerre Mondiale sera faite par les Hommes, mais la Quatrième sera faite par les cafards ; c'est Einstein qui disait ça, non ?...

Donc j'étais affalé sur le canapé miteux patiné de crasse et marbré de fluides organiques, au tissu élimé nourri de foutre et de bile et de vieille merde de chien de l'ancien propriétaire, d'huile de friture et d'huile de moteur et de vaseline et de sueur, de Coca-Cola et tout ça mélangé s'élevait du canapé pour former une odeur neutre et douceâtre. On avait récupéré ce canapé sur le trottoir d'en face, abandonné lâchement par ses propriétaires comme un clébard dont on veut plus. Les encombrants allaient l'emmener le lendemain au cimetière des objets usés. Ça nous avait esquinté le cœur et on l'avait ramené chez nous. On en avait chié des ronds de chapeau, Mika et moi. Y avait de quoi choper le tétanos, avec ses ressorts rouillés sournois qui n'attendaient qu'un mouvement trop brusque pour vous étriller le cul, et les coussins dégueulaient un peu plus chaque jour ce qui leur restait de garniture, m'enfin on était toujours mieux assis là-dessus que sur une planche à fakir, et je crois que les hommes sont comme les animaux, une fois qu'ils ont déposé l'odeur de leur cul sur un objet, instinctivement ils s'y sentent bien et aiment s'y prélasser.

À trois mètres devant moi, la télé écran plat fauchée dans un appartement voisin crachotait une lumière blafarde et pisseuse dans la pénombre. Je regardais, enfin mes yeux étaient braqués sur un jeu débile où des péquins probablement bipolaires à en juger par leurs gesticulations doivent ouvrir des boîtes. Plus con comme jeu, tu meurs. C'est aussi plaisant à regarder qu'un type qui fait ses lacets, mais bon après avoir fumé un caillou de crack, ça prend de l'intérêt, et ce qui devrait inquiéter jusqu'au sommet de l'État, c'est comment des gens qu'ont rien pris, absolument rien à part peut-être un petit ballon de rouquin, peuvent adhérer à ça. Je dis que le crack, c'est le condiment jeté sur la fade existence. Tout devient vachement plus savoureux avec le crack. Julien Courbet le gendre idéal de la ménagère devient également l'homme le plus hilarant de l'univers. De toute façon quand on avait fauché la téloche on avait oublié de prendre la télécommande et j'étais trop schlass, trop vaporisé pour me lever de ce canap' et changer de chaîne. Alors bon, je regardais des gens qui choisissaient des boî-boîtes contenant du fric, puis perdre ce fric, et repartir humiliés avec juste de quoi se payer un taxi, et c'était bel et bon, délicieusement cruel...

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