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1943, la bataille de l'Atlantique fait rage. Les U-Boote allemands sèment la terreur parmi les convois des Alliés. Dans l'U-123, commandé d'une main de fer par l'officier Kühne, les jeunes soldats ignorent qu'ils sont en train de couver le Mal... et quelque chose d'autre. Un huis-clos anxiogène, pour lecteurs avertis.

Pour remplacer Grass, on nous avait collé un type un peu plus vieux que moi, roux comme un Irlandais, sec et noueux comme un sarment de vigne. Il ne nous avait été présenté que la veille du départ et, je ne sais pourquoi, il parut immédiatement antipathique à tout l'équipage. Peut-être était-ce à cause de sa façon de regarder votre bouche quand vous lui parliez plutôt que vos yeux ? Peut-être était-ce à cause de la couleur flamboyante de ses cheveux ? S'il s'était lentement accroupi au bord d'une table, on eût cru assister à un coucher de soleil. C'était peut-être aussi sa voix nasonnante, qui semblait sortir du bec de Donald Duck ? C'était peut-être un peu tout ça, et aussi le fait qu'il remplaçait Grass, la mascotte de l'équipage. Les gars avaient l'impression que Becker lui avait piqué sa place. C'était juste un soldat, il allait où on lui disait d'aller, comme nous tous.

On n'avait donc pas appris à le connaître quand on se prépara à appareiller le lendemain. Personne ne l'avait prévenu du petit rituel que le commandant Kühne avait institué. Ce dernier attendait sur le kiosque, à côté de l'écoutille, bras croisés, sa casquette vissée très bas sur le crâne. Il était rasé de frais, et ses masséters saillaient de sa mâchoire. L'Aryen dans toute sa blondeur... Une arme plus qu'un homme. Comme pour nous tous, son visage n'allait plus être caressé par un rasoir avant deux bons mois.

Chaque fois qu'un sous-marinier se présentait devant lui, le commandant lui demandait s'il croyait en Jésus-Christ. Le marin devait répondre : « Oui, commandant, j'y crois de tout mon cœur », ou quelque chose comme ça, avant de pouvoir pénétrer dans l'unterseeboot et prendre son poste. En plus d'être un nazillon convaincu, Kühne était un catholique pratiquant. On le voyait souvent lire sa bible ou les œuvres de Saint Augustin, et ses lèvres fines et purpurines égrener des prières muettes.

Becker était juste avant moi à l'embarquement. Quand il se présenta devant le commandant Kühne, le seigneur et maître du U-123 planta ses yeux opalins dans ceux de notre nouveau cuistot. « Crois-tu en Jésus-Christ ? »

Au-dessus de nous, un goéland railla le silence de Becker. Le rouquin tardait à répondre. Il avait pourtant parfaitement entendu la réponse de ses camarades, qui faisait office de sésame. « Je t'ai demandé si tu croyais en Jésus-Christ, soldat... Quel est ton nom déjà ?

– Becker, mon commandant.

– Crois-tu en Jésus-Christ notre Sauveur, trahi par les Juifs, mort sur la croix pour expier les péchés de tous les Hommes, Becker ? »

Becker ne répondit pas. Je me trouvais juste derrière lui, et si je ne voyais pas son regard, je constatai qu'il ne baissait pas la tête et qu'il redressait au contraire sa carcasse gibbeuse. « Magne-toi, mon garçon, on a une guerre à mener, dit le commandant.

– Non, dit Becker.

– Comment ça, non ? On n'a pas une putain de guerre à mener et à gagner ?

– Si, mon commandant. Mais je ne crois pas en Jésus-Christ. Je suis athée. »

Il n'était pas le seul. Moi-même, j'adhérais pleinement aux superstitions idiotes des marins, mais je ne croyais guère (et je n'y crois toujours pas au crépuscule de ma vie) en l'existence d'un dieu patriarche et de Son fils fait homme. Je considérais que cette phrase qu'exigeait de nous notre commandant était plus une déclaration d'allégeance envers lui qu'envers Dieu, et je m'en étais acquitté plusieurs fois sans rechigner, comme on se signe sans y penser en entrant dans une église. Avant même de partir, Becker donnait l'image d'une forte tête.

« Aucun mécréant n'entre dans mon vaisseau, dit Kühne. Dieu et le commandant sont les seules choses qui empêchent un U-Boot de couler par le fond. Si tu ne crois pas en Jésus-Christ et en notre Seigneur, tu ne crois pas en moi. Je préfère encore embarquer un lapin ou une femme plutôt qu'un voltairien.

– Je suis désolé, mon commandant, mais ma mère m'a appris que c'était mal de mentir.

– Elle aurait mieux fait de t'apprendre à respecter ton Créateur. Je vais te le redemander une dernière fois, Becker. Et si tu me donnes encore une fois la réponse que je n'attends pas, prends ton paquetage et descends de mon bâtiment. Une seule pomme pourrie pourrait gâter tout le panier. Alors, Becker : crois-tu en Jésus-Christ ? »

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