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Extrait de la préface :

On ne sort pas indemne de la lecture de ce roman. L’auteur nous malmène, balance des coups bien assénés qui font mouche, nous blessent, nous retournent. Comme ses héros, on en prend plein la tête. Mais l’humour, plutôt noir que rose, s’étend au fil des pages, comme un baume sur les gnons. Parallèlement, Frédéric pose un regard empathique sur ses personnages, sans pour autant les absoudre. Dans ce roman, point de manichéisme.
De Thomas à Farouk, de Screech à Belle-de-loin, même cabossés, tout comme leur auteur, les protagonistes de Le cri sauvage de l’âme ont vraiment de la gueule !

Moi, le plat de raviolis, je me l'étais pris pleine poire, métaphoriquement parlant, un dimanche matin, quand j'avais vu sur le trottoir les deux valises que m'avait remplies ma mère. J'étais pas préparé. Quand la vie vous jette à l'école de la rue, mesdames et messieurs, il faut apprendre vite. Par exemple, la manière la plus efficiente de mendier. Tendre la main. Faire la manche. Demander l'aumône. Quêter.

Mendier...

C'est pas dans la nature humaine, de mendier ; en tout cas, ce n'est pas dans la mienne. Il faut savoir ranger son ego bien au fond de sa poche et mettre son mouchoir par-dessus. Ça demande une certaine forme de courage, d'abnégation de soi-même, d'abandon de sa dignité, de demander à un inconnu un service qu'on sait qu'il ne vous rendra probablement pas. C'est se mettre en position de faiblesse. D'ailleurs, le gueux expérimenté sait qu'il est préférable de mendier assis, rabaissé au ras du béton et des crottes de chien, pour que les privilégiés le contemplent de haut et que leur fric coule dans sa main tendue ou sa sébile, comme par gravité. Mendier debout, ça ne fonctionne pas, ou alors faut s'y coller à la roumaine, ou punk à chien, à la tchatche et à l'agressivité, et ce n'est plus mendier, c'est « taper ». C'est encore plus indigne qu'indigne.

Bon. Mémorisez bien mes conseils, on n'est jamais trop prudent, hein. Chacun pense qu'il ne se respectera jamais assez peu pour finir comme les épaves qu'il croise, personne ne se dit en prenant le volant qu'il va peut-être mourir dans un accident de voiture...

Vous vous postez dans un endroit stratégique ; un trottoir étroit sur lequel les gens sont obligés de passer, où ils ne peuvent pas ne pas vous voir ; devant la sortie d'un grand magasin, c'est parfait – pas l'entrée, attention –, pour qu'encore à leur joie d'avoir filé un peu de leur blé au P-DG d'une grande enseigne, ils soient frappés de honte, de commisération et de remords en voyant le déchet humain répandu sur le trottoir comme une flaque de dégueulis. Vous, au cas où vous n'auriez pas compris. Faites attention à ne pas être habillé de neuf, cela ne ferait pas sérieux, vous passeriez pour un dilettante de la misère, un amateur, mais évitez tout de même les nippes de clochard pouilleux et dégueulasse, et planquez la bière de pochard, ou ils renâcleront à s'approcher, refuseront tout contact visuel, comme si la mouise était une maladie contagieuse.

Bien sûr, la plupart des gens vont faire le détour le plus large possible pour éviter de se confronter à l'épave incolore – mais pas inodore – qui freine leur bel élan, leur fièvre de consommation ; ce sont les mêmes qui vous collent au cul en bagnole, jusqu'à pouvoir lécher votre plaque d'immatriculation, qui maintiennent bien bien leurs distances de sécurité lorsqu'ils sont piétons. C'est comme un super-pouvoir : dès que vous restez immobile, vous devenez partie intégrante du décor, vous vous minéralisez, vous fondez dans la grisaille... Le costume du SDF est la parfaite combinaison de camouflage en milieu urbain. Certains vous enjambent nonchalamment comme s'ils évitaient un étron. Certains grimacent carrément. D'autres la jouent finaude et tripatouillent leur téléphone portable pour éviter de vous regarder. Ce sont peut-être de braves gens, qui paient leurs impôts sans tricher sur les frais réels, pratiquent le tri sélectif parce que c'est bon pour la planète, et achètent la chanson annuelle des Enfoirés au profit des Restaurants du Cœur. C'est juste... qu'ils ne veulent pas vous voir. Vous illustrez un avenir inenvisageable, improbable, mais possible. Le reflet déformé de la réalité. Votre vision ne leur est supportable que sur l'écran d'une télé écran plat haute-définition.

Mais si vous parvenez à hameçonner leur regard, que vous jetez un pont entre vous et eux, oui, il y a des chances pour qu'ils reconnaissent un autre être humain sous ces couches de hardes, et plongent les mains dans leurs poches pour y puiser des ronds ou du faf. Si vous possédez un chien – ou qu'un chien vous possède –, ou encore mieux : un enfant en bas-âge – pas trop moche l'enfant, mais pas trop frais non plus ; le juste milieu, encore – c'est toujours un plus. Les gens n'ont véritablement de compassion que pour les animaux et les enfants, dans cet ordre. Les petits vieux séniles, à la rigueur, les émeuvent, les attendrissent, ils leur rappellent leurs aïeuls. Les adultes dans la force de l'âge, fussent-ils décharnés et couverts de merde, ne leur inspirent guère de pitié. Quels que soient leur état de délabrement, leur abattement, l'angle de leur cou sur leurs épaules, la profondeur de leurs joues, c'est sûrement qu'ils sont arrivés jusque-là tout seuls.

Qu'ils se sont laissé dégringoler.

Que ce sont de foutus cossards.

Trop lâches et fainéants pour se supprimer, té !

Que la drogue ou l'alcool les tient dans ses serres, même si ça, c'est assez vrai. D'ailleurs les quelques âmes assez charitables pour verser dans votre main ou votre sébile quelque obole vous le préciseront bien : c'est pour acheter à manger, d'accord ? Pas pour dilapider en picole ou en cailloux de crack. Ce sont les braves gens qui se gavent d'antidépresseurs et de somnifères, qui vous chapitrent comme à confesse. Sauf que quand vous vivez toute l'année sous des cartons ou une toile de tente, l'alcool et la drogue vous deviennent aussi indispensables que pour eux le dernier iPhone. S'il existait un kit de survie pour clodos, il faudrait y mettre un sachet de beuh et une bouteille de casse-poitrine.

J'avais dix-neuf ans, je n'avais pas de chien, encore moins d'enfant, et je n'avais jamais aimé ni l'un ni l'autre, des créatures trop promptes à chier dans vos pompes et à brailler pour n'importe quoi. Et puis, depuis un an que j'étais dehors, j'arrivais tout juste à conserver le peu de gras que j'avais autour des os. Une autre bouche à nourrir ? Non merci... Un clébard, quand on s'en lasse, on peut l'abandonner en l'attachant à un arbre, mais un gamin c'est plus compliqué, c'est des tracasseries administratives à n'en plus finir, et c'est des coups à avoir des ennuis.

J'avais organisé ma journée selon les horaires des magasins. Je m'étais posté rue Cambon, dans le huitième, à quelques mètres de la clinquante boutique Chanel. Faut pas croire, les rupins sont pas les plus charitables, bien au contraire, leurs poches sont cousues au fil de fer et doublées de peau de hérisson, mais si la lubie les traverse de sortir un billet, alors là c'est banco ! il est invariablement d'une couleur qu'on ne voit pour ainsi dire jamais, même que la caissière d'un Carrefour Market les prendrait pour des billets de Monopoly et appellerait la sécurité. Ils n'ont pas le sens de la mesure, ces rupins...

Il était treize heures et je crevais de faim. Mon estomac tenait un monologue. Je regardai le fond de mon ersatz de sébile improvisée, une boîte de Kronenbourg coupée en deux. Ça ne faisait pas très professionnel, mais j'avais oublié ma coupelle en fer blanc chipée à l'hôpital, et il avait fallu improviser. Réactivité et adaptation... un DRH eût été fier de moi. Quelques piécettes jaunes, un billet de cinq rafistolé avec du scotch, une pièce d'un penny, qu'est-ce que vous voulez que j'en foute ?... voilà tout ce que contenait ma sébile. Les rombières en grande toilette m'ignoraient ostensiblement, tortillant du fion, leur bichon compressé contre leurs miches, comme si j'avais été le prédateur naturel de leur foutu clebs ; mais putain, j'avais tué moins de petites bêtes que celles qu'elles portaient sur le dos cousues ensemble !

Les vendeuses étaient déjà venues deux fois pour me prier de dégager sur le trottoir d'en face ; je leur avais présenté mon majeur à ces roulures, merde, le bitume il est à tout le monde, aux bourgeois, aux pigeons, aux clébards, aux marginaux.

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