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l'immeuble aux métèques2.jpg
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Ernest Pasche, célibataire endurci et croque-mort passionné par son métier, meuble une vie pauvre en relations sociales en se goinfrant de cinéma. Mais lors de funérailles, il fait connaissance d'une jeune et jolie aveugle et de ses amis quelque peu originaux, qui se surnomment entre eux "les métèques". 

Elles parlementent, la petite ne lâche pas le morceau. Un profil de tradeuse… Un négociateur en jupons. La mère capitule. Si Marie-Antoinette avait eu l’innocence de cette petite, sa tête serait restée sur son cou. Lisa enfourne la tranche dans sa bouche parcheminée avec une répugnance manifeste. Elle mastique longuement, comme on mâcherait un plat de cafards. Avale encore plus péniblement. Je laisse la fillette essayer de remplumer sa mère tandis que je voltige vers les autres amis de Jennifer.

Mohamed. « Chier la bite ! s’exclame-t-il. Ouah ! Ouah ! » lance-t-il tout contre mon museau, sans pouvoir s’arrêter. Il frappe deux fois dans ses mains et s’interrompt comme par magie. Il dit que frapper dans ses mains ne fait pas partie de la liste de ses nombreux tics, mais que c’est au contraire un moyen efficace, sciemment élaboré pour casser une crise, interrompre une quinte de tics.

Mohamed nous apprend que le gène responsable de son « Tourette » lui a été transmis par son père, qui était lui-même affligé de symptômes différents des siens. « Quand mon père il avait fait une crise de Tourette, tu sais qu’est-ce qu’il faisait ? Il se cognait la tête, contre un mur, contre un meuble, contre une table… Ou alors, sans qu’on s’y attend, et lui non plus il s’y attendait pas, sa main elle partait, paf, en pleine figure. La mienne ou celle de ma mère ! Et puis après il passait des heures à s’excuser. Mon père c’était le plus doux des hommes, Ernest, tu peux me croire sur parole, mais le nombre de fois qu’il a pu nous faire saigner du nez !… »

Mohamed, lui, il ne tape pas, il pousse, comme on l’a vu pendant les obsèques de Martial. Il peut lui arriver de rester plusieurs jours sans pousser personne, pendant que seuls ses tics plus inoffensifs s’expriment, et puis il accumule un sentiment de tension, de pression, il dit se sentir comme une bombe prête à exploser, et inéluctablement dès que les circonstances le permettent il pousse quelqu’un. Mohamed ne prend jamais le métro, ni le train, et il fait un grand détour quand il passe devant un piéton qui attend sur le bord de la route. Qu’arriverait-il s’il poussait quelqu’un sur la voie ou la chaussée au mauvais moment ?

Et comment une fille pourrait accepter de partager son existence avec la sienne ? Tu parles d’un sacerdoce… Chaque fois que Mohamed obtient un rendez-vous avec une fille, il est obligé de se gaver de neuroleptiques et offre une image défraîchie de lui-même.

« Déjà que t’es pas un prix Nobel… » raille Liam Keenan, qui a suivi l’exposé des déboires de son ami. Il s’empare d’un verre de sangria, fait descendre le niveau, croque un quartier de pomme.

« Et toi, qu’est-ce qui t’est arrivé ? dis-je. Tu as glissé sur une savonnette ? C’est pour ça que tu as l’air d’en vouloir à l’humanité entière ?

– C’est ça, moque-toi d’un handicapé. On a tous quelque chose qui cloche, ici. On est tous des êtres obsolètes. Des métèques, comme dit Jennifer. Et toi le croque-mort, tu es là pour prendre les mesures de futurs clients ou parce que sortir avec une aveugle c’est fashion ?

– J’avais comme une envie de légume. »

Il hennit et dévoile sur sa face de bourrin ses longues ratiches d’Anglais. Il se détend enfin, comme quelqu’un à qui on aurait administré un sédatif. Liam fait partie de ceux qui ne s’ouvrent aux autres que quand on fait sauter leurs défenses à coups de bélier. Il a un humour féroce, absurde, très britannique, pince-sans-rire.

Ça fait vingt-huit ans qu’il est cloué dans son fauteuil roulant, m’apprend-il. Accident de voiture, là-bas, dans son pays natal. Il avait vingt piges, ses trois potes plus ou moins le même âge. Rien que de très banal. Une virée nocturne en boîte. Un taux d’alcoolémie bien supérieur à la limite légale, entretenu tout le long d’une soirée de débauche. Une vitesse excessive. La bagnole a sauté d’un pont avec ses quatre occupants. Un arbre les a réceptionnés. Liam était assis à l’arrière de la Vauxhall. Il était le seul à avoir sa ceinture de sécurité. Ça lui a sauvé la vie, mais ça lui a coûté les jambes. La moelle épinière touchée. À un centimètre près, il n’était pas para mais tétra. Il en veut au conducteur, qui était son meilleur ami. Il lui en veut, Liam, d’avoir fait de lui un demi-homme. Un homme d’un mètre quarante.

Alors bon, il le confesse, il crache son fiel sur le monde entier, comme un prêtre bénit ses ouailles de son goupillon trempé dans l’eau bénite. Il est odieux, c’est une pelote de haine et de rancœur, et ce qu’il supporte le moins dans sa situation c’est la commisération et la condescendance des valides. Ça tombe bien, de ma part il n’en a pas à redouter. Je lui demande ce qu’il fout à Paris, c’est vrai quoi, que les rosbifs fuient leur climat pourri pour acheter des mas sur la Côte d’Azur, je comprends, mais Montrouge, vraiment ?… drôle d’idée.

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