En 1757, le navigateur hollandais Van Huydt signale pour la première fois l'île Wilson. Dans son journal, l'écrivain de bord la décrit comme « une langue morne et paresseuse de sable blanc, déserte, entourée par de dangereux récifs qui en interdisent l'accès ». Le capitaine consigne son emplacement sur sa carte mais la situe deux cents kilomètres trop à l'ouest. À cette époque en effet, les instruments manquaient de précision dans les longitudes et les positions étaient souvent déterminées à l'estimation.
Il faut attendre 1893 pour que l'île soit redécouverte. Lord Timothy Wilson, capitaine du HMS Tantalus, repère une passe à l'ouest entre les brisants. Il fait mettre une chaloupe à la mer avec six hommes et débarque sur ce « paradis perdu où l'homme n'a jamais laissé ses empreintes ». Croit-il...
Wilson plante le pavillon britannique, mais pendant ce temps la houle se lève et les sept hommes resteront bloqués trois jours sur l'île avant de pouvoir rejoindre leur bâtiment.
Par la suite, l'île change deux fois de souveraineté. Rétrocédée aux Pays-Bas en 1903, elle redevient britannique en 1936. Elle n'est plus visitée jusqu'en 1961 où une expédition franco-britannique débarque cinquante tonnes de matériel afin de construire une station météorologique sur ce carrefour cyclonique, et récolter de précieuses données. En 1970, le terrassement des fondations d'une extension met au jour des ossements humains, ainsi qu'une cassette renfermant un manuscrit et deux carnets de croquis.
Le contenu de ce journal intime est si choquant qu'il a à l'époque été décidé de n'en rien révéler. En 2008, des fouilles archéologiques ont permis de confirmer une partie du récit de l'auteur. En 2013, suite à des fuites et de nombreuses rumeurs sur des forums occultes et sites internet conspirationnistes, décision a été prise d'en divulguer l'entièreté.
Afin de restituer le plus fidèlement l'état psychologique de l'auteur, les ratures, les solécismes, fautes d'orthographe et de grammaire, les oublis et les répétitions de mots, absents au début du récit, ont été reproduits tels quels (les mots en gras soulignés signalent les mots raturés dans le manuscrit).
Ma main tremble alors que j'écris ces mots. Je croyais connaître un tout petit peu l'âme humaine, mais je m'aperçois que je n'en ai sondé jusqu'ici que la partie la plus superficielle, que la véritable âme humaine siège dans des abysses de ténèbres, sous un vernis de convenances sociales. Je redoute de découvrir la mienne autant que celle de ceux avec lesquels je dois cohabiter.
Cette nuit. Cette nuit des cris atroces, de bête menée à l'abattoir, m'ont réveillé. La lune était pleine et ne cachait rien de la scène qui se passait sous les yeux de tous. Trois hommes, dont Morteau, étaient sur un autre. J'ai reconnu en la victime Glériot, le Tourangeau, à sa tache de vin sur son front. Cette grosse masse de Morteau pesait sur lui de tout son poids, son genou lui broyant le creux des reins. Le pauvre bougre hurlait à s'en démettre la mâchoire. Un des agresseurs, un nommé Josselin, un homme d'une blondeur scandinave, lui a fourré une poignée de sable dans la bouche, puis encore une autre. « Ah ! t'as faim, raclure ! a-t-il clabaudé. Ah t'as faim ?... Mange donc ! »
Je me suis dressé, indigné. « Morteau, que faites-vous ? »
Il a tourné vers moi sa hure grossière. « Nous le punissons. Ce vilain rosse avait de la nourriture qu'il a gardée pour lui. Il était en train d'engloutir le reste quand je l'ai pris sur le fait. »
Glériot a craché le sable qu'il avait dans la bouche. Un filet de salive coulait de sa lippe. « C'était à De Courbet ! Je l'ai pris dans son sac ! À lui ! »
Morteau m'a fixé, l'air mauvais. « Est-ce exact ? »
J'ai tâché de ne pas bredouiller, et de ne point précipiter mon propos : « Eh bien... oui... pour dire vrai, je comptais faire le partage, mais on ne m'en a pas laissé le temps... j'ai retrouvé mon sac vide. » Je crois avoir été assez convainquant. C'était la grossière vérité...
Bichard, un des deux autres tortionnaires, a tordu le bras de son camarade. J'ai entendu les articulations craquer. « En tout cas, ça a profité qu'à toi, pendant qu'nous autres on faisait ceinture ! » a crié Bichard par-dessus les hurlements de Glériot.
Ils l'ont retourné à coups de savates. Josselin a continué à mettre du sable dans la bouche du malheureux. « Régale-toi ! C'est la maison Fringale qui régale ! Une bouchée pour papa ! Une bouchée pour maman ! Ah ! si ça ça te cale pas l'estomaque, t'as plus qu'à manger des briques ! »
Glériot a suffoqué, pendant que Josselin bourrait toujours plus sa bouche de sable et que Morteau ricanait, sa grosse voix grinçant comme les huis d'une porte de château, s'appuyant maintenant des deux genoux sur le ventre du coupable. Cela a duré une ou deux interminables minutes, durant lesquelles je n'ai rien osé dire ou faire. J'étais terrifié par l'éventualité qu'ils me fissent subir le même sort. Qu'aurais-je pu faire, moi tout seul, contre ces trois gaillards dévoyés par le vin et l'eau-de-vie ? Ils auraient été fichus de retourner leur ire contre moi ou les miens. Au reste, aucun des autres naufragés non plus n'a bougé ; les matelots sont restés assis sur leur derrière, à regarder l'agonie de leur camarade sans expression particulière, comme au spectacle. Moi, cet homme, je ne le connaissais pas. Eux, sans doute considéraient-ils qu'il avait mérité ce qui lui arrivait. Peut-être payait-il quelque forfait antérieur au naufrage.
Glériot a progressivement cessé de se débattre, pour devenir totalement immobile. Cela ne pouvait signifier qu'une seule chose. Ses yeux sont restés grands ouverts, figés dans une expression de détresse, [un mot biffé illisible] d'incompréhension, et la lune gravide s'y mirait. C'était le premier mort depuis mon père que je voyais. Tout au fond de moi, je sens, je SAIS que ce ne sera pas le dernier, ici sur cette île. D'autres suivront.