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La visiteuse de prison et la grammar naz

Un thriller de 15 900 mots. Une jeune femme se prend de passion pour un tueur en série très à cheval sur l'orthographe : le Grammar Nazi. Hélas, Laurine manque de culture, mais elle va tout faire pour se rapprocher de lui. Quand on veut, on peut.

C'était plus fort qu'elle, elle ne parvenait pas à le tutoyer. Pourtant, elle avait le tutoiement facile. Il lui arrivait même de se laisser aller à donner de la deuxième personne du singulier au directeur du Leader Price, monsieur Loukas, un vieux libidineux qui aimait faire sauter les caissières sur ses genoux et n'hésitait pas à faire jouer la promotion canapé.

« Mais enfin, Laurine ! s'emporta Grillet. C'était seulement de la publicité ! Une vulgaire réclame !

– Comment ça ? Comment cela ?...

– Même si je n'aime rien tant que la littérature du siècle dernier, dont les écrivains contemporains foulent aux pieds l'héritage, je suis un homme de mon époque. Pourquoi aurais-je dû m'interdire d'utiliser les outils à ma disposition ? Qui s'est intéressé à la poésie d'un VRP chez Würth ? Personne ! J'ai envoyé mes deux premiers recueils à des éditeurs, mes manuscrits me sont toujours revenus accompagnés d'une réponse négative ; une lettre type, même pas une réponse personnalisée. Les comités de lecture sont constitués de singes ! Des singes ! qui appuient sur des boutons ! Oh ! Christine Angot raconte pour la vingtième fois que son papa l'a violée ? Vite, éditons cela ! Mais la poésie ? De petits avions en papier !

« J'ai dépensé un temps et une énergie fous à promouvoir ma poésie. Autour de moi, dans le cadre de ma profession, je n'en parlais pas, car je n'étais entouré que de rustres qui n'attendaient que le déjeuner du midi pour s'enfiler leur quart de rouge et leur entrecôte-frites. Mais sur l'internet, j'étais disert. J'étais inscrit à quantité de groupes littéraires Facebook, que j'inondais de publications, j'écumais les forums, mais rien n'y faisait, je ne récoltais que quelques j'aime et encouragements de pure forme. Ah, en revanche, j'attirais la convoitise de tous les éditeurs à compte d'auteur. Ces charognards me proposaient d'éditer mes recueils moyennant une "participation" substantielle. En fait il s'agissait d'une arnaque pure et dure, jouant sur la crédulité et l'arrogance des écrivains et des poètes inachevés. Je les ai tous blackboulés. Hors de question que je galvaude ainsi mon talent.

« Alors c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour porter mon œuvre à l'attention de la nation, du monde tout entier. Si je ne me suis jamais fait prendre, c'est parce que j'ai mené tout cela comme une campagne marketing, sans céder à mes pulsions. J'ai créé l’événement. Puis j'ai créé l'attente. J'ai attendu huit meurtres avant de dévoiler mon produit. C'était un risque à prendre. Si l'on m'avait arrêté avant, je n'aurais jamais eu l'occasion de faire connaître mes poèmes.

« L'argent n'a jamais importé pour moi, mais si la Justice n'avait pas retiré mes recueils du site d'Edilivre, je serais devenu un homme riche.

– Alors ces filles, vous les avez tuées uniquement... pour promouvoir vos poèmes ? Dans un but aussi... trivial ?

– La fin justifie les moyens. Mais elles le méritaient, comme tu l'aurais mérité si tu ne t'étais pas amendée. Les premières lettres que tu m'as envoyées sont consternantes, naïves, empreintes de clichés, truffées de solécismes, de barbarismes, de fautes de syntaxe, mais les suivantes sont bien meilleures ; c'est quand la poésie et la littérature ont fait irruption dans ta vie, je suppose.

« Le genre de filles que j'ai tuées se reproduit profusément. Elles n'enfantent pas, elles essaiment, elles se métastasent. L'éducation qu'elles fournissent à leur progéniture est à l'image de celle qu'elles ont reçue. Certaines de ces filles avaient des enfants. Je leur ai rendu service. Peut-être, élevés par quelqu'un d'autre, auront-ils une chance de se hisser au-dessus du vulgaire.

« Ma mère était une femme simple, une fille de la campagne. Elle était couturière mais ne se laissait pas enfermer dans ce carcan social. Elle compensait son manque d'éducation initial par une soif inextinguible de culture. Elle m'a donné le goût de l'effort et de la curiosité intellectuelle. Le respect de ma langue maternelle. Mon père, lui, n'était qu'un immonde poivrot sans cervelle. Je n'en suis pas certain, mais je crois que c'est maman qui l'a tué, en lui faisant avaler du désherbant pendant qu'il cuvait son kil de rouge. C'est passé pour un accident. Tant mieux, il lui en a fait baver.

« C'est maman qui m'a fait découvrir Sade. Elle m'obligeait à apprendre des pages entières par cœur, que je devais ensuite réciter debout sur une seule jambe, ou écrire. Si je faisais une seule faute, elle m'attachait sur une chaise avec du fil électrique et elle m'entaillait la peau avec un cutter, elle me fouettait avec un martinet, ou elle me brûlait avec la lame d'un couteau qu'elle avait chauffée sur la gazinière... Parfois ça allait plus loin. Bien plus loin.

« Le problème était que j'aimais cela, et que je faisais exprès de faire des fautes. Ma mère n'était pas dupe. C'était comme un petit jeu entre nous.

« Maman est morte d'un Alzheimer précoce, il y a cinq ans. À la fin de sa vie, elle ne savait plus qui j'étais, mais elle récitait encore des poèmes entiers des Fleurs du mal. Et toi, Laurine, qu'est-ce que tu ne m'as pas dit dans tes lettres ? Qu'est-ce que j'aurais dû lire entre les lignes ? Pourquoi une gentille caissière nourrit-elle un intérêt malsain pour un assassin sur la personnalité de qui tous les psychiatres se cassent les dents ? »

Laurine écarta un peu plus les jambes. Grillet ne manquait rien du spectacle, et sa lèvre était maintenant agitée de tics nerveux. « Nous étions... Nous sommes trois sœurs et deux frères, tous élevés de la même façon. C'est à dire que nos parents ne nous ont imposé aucune règle, aucune éducation, aucune limite à ne pas franchir. Ils nous nourrissaient, voilà à quoi se limitait leur rôle. Je n'avais même pas à hurler dans les magasins pour avoir ce que je voulais. Je demandais, j'exigeais, et j'avais. Quand j'ai eu dix-huit ans, j'ai rompu tous les ponts avec cette famille dans laquelle je me sentais étrangère. Ils m'ont laissée partir, sans essayer de me retenir. Je n'ai plus jamais eu de nouvelles, ni de mes parents, ni de mes frères et sœurs, et je n'ai jamais cherché non plus à les contacter. C'est comme si les dix-huit premières années de ma vie avaient été... un rêve.

– As-tu déjà eu envie de les tuer ?

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