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Par une nuit caniculaire, le P-DG d'une grande entreprise disparaît, vraisemblablement enlevé par la fenêtre de son bureau situé au quatrième étage. Peu après, on retrouve des parties de son corps démembré, semées le long d'une nationale. Un itinéraire macabre que vont suivre les détectives Blau et Tormaker, qui conduit au cœur des montagnes et de l'horreur.

Avec l'empressement de condamnés montant à l'échafaud, Blau et Tormaker s'avancèrent entre les travées, flageolants et ne sachant point où poser les yeux. La jeune femme s'était décidée à affronter du regard la demi-douzaine d'individus amorphes, tandis que Blau, plus que jamais en sueur, le dos glacé, cherchait un point dans la pièce où fixer le sien. Il s'arrima au pied de lit du jeune garçon à qui s'était adressée la gouvernante.

– Ces gens n'ont pas l'air bien... La chaleur, sans doute, les incommode. Leur avez-vous proposé un verre d'eau, madame Chönferrid ? L'hospitalité des Kilmeister ne saurait être prise en défaut.

Cette voix, parfaitement normale, à ceci près qu'elle manquait de tonus, véhiculait quelque légère inflexion de goguenardise et provenait d'un être plus étrange que ce que l'on trouvait dans les ouvrages de médecine, ou dans les bocaux d'un musée des horreurs. Sa tête, dont le diamètre du crâne était légèrement supérieur à la normale, présentait un visage qui n'eût point été dénué de beauté et de grâce, avec ses lèvres pleines et ciselées, ses yeux charbonneux et sa mâchoire carrée, des traits juvéniles d'adolescent en essor, en somme, si au-dessous de cette figure encadrée de beaux cheveux de jais coupés courts et marbrée de zones de peau dépigmentée, un chaos de chair n'avait jailli.

Ce chef paraissait avoir été posé sur un énorme crabe sans carapace, un corps en ogive de couleur olivâtre, couvert de tumeurs brunes ou violacées et garni de tiges tubéreuses de différents diamètres et qui ne semblaient pas avoir de capacités préhensiles. Le contraste entre cette tête agréable et ce corps répugnant, œuvre baroque d'un architecte dément, heurtait violemment l’œil et la raison. Les deux détectives avaient vu beaucoup de meurtres au cours de leur carrière, dont le détail eût suffi à donner des cauchemars à n'importe quelle ménagère, mais ce qu'ils avaient devant eux couronnait tout ce que l'esprit humain pouvait concevoir en matière d'insanie.

Comment un être si difforme, si peu conforme à la caractérisation d'un homme, avait pu survivre, se développer et atteindre l'âge raisonnable de dix-sept ans, c'était là, comme l'avait dit le docteur, un mystère complet que seule la science ou la religion pouvait résoudre.

Blau trouva la force de s'arracher à la contemplation muette du pied de lit en fonte, et parcourut la pièce du regard sans s'attarder. La tête lui tournait, et une brusque envie de pleurer, venue du plus profond de son enfance, monta en lui. Ce spectacle était d'une tristesse infinie, abyssale.

Pourtant, si Kini Kilmeister était un monstre, un phénomène de foire, les cinq autres individus étaient au-delà des mots. Il y avait, déduisait-on après quelques longues secondes d'examen, quatre garçons et une fille, vautrés sur leurs lits. Au premier regard, il était impossible d’identifier une tête, un visage, un organe sensoriel quelconque, sur les masses longilignes des garçons. Mais, après quelques secondes, on finissait par décrypter ces rébus, il se révélait ici un œil globuleux qui roulait dans une orbite, là une bouche rudimentaire, l'ourlet d'oreilles atrophiées, des pinceaux de poils qui pouvaient aussi bien être des cheveux... quelque pièce humaine familière confusément disposée à l'extrémité de ces tiges cassées, de ces choses brisées par endroits par des articulations.

Sur l'un des gamins, la nature fantasque avait placé une main énorme dotée de huit doigts à deux phalanges seulement, mais qui paraissait fonctionnelle ; sur un autre, une main plus énorme encore et qui ne comptait que trois doigts grossiers terminés par des manières d'ergots qui auraient bien eu besoin d'être taillés. Sur un autre garçon était un unique pied palmé, puissant et parcouru de varicosités, que la créature utilisait pour se contorsionner sur son matelas, tandis que sur le dernier des mâles, on voyait surtout les deux pieds soudés l'un à l'autre, dont les deux orteils semblaient former un membre à part entière. Sur celui-ci, au-dessus d'une excroissance cartilagineuse évoquant vaguement un genou, pendait un pénis flaccide et fistuleux, à la base duquel gonflait et dégonflait une bourse à l'aspect coriace, contenant des gonades grosses comme des citrons. Comme Kini, leurs corps étaient pourvus de ces tubercules hideux qui ne paraissaient point des reliquats ou des ébauches de membres ou d'organes et ne présentaient aucune utilité évidente, puisque les endroits où ils étaient plantés interdisaient leur utilisation dans un but de locomotion.

La fille, elle, puisque c'en était une, était la plus imposante de ces créatures chimériques et son corps, de forme trapézoïdale, occupait presque toute la surface de son lit. On devinait surtout son genre à cause de sa vulve, grotesque, piquée d'un cresson roussâtre et bordée de lèvres génitales charnues et obscènes. Une paire de seins, flasque et adipeuse, ponctuée par des mamelons fuligineux aux contours nébuleux, détonnant avec les deux larges taches blanches de vitiligo qui les contenaient, tremblotait sous l'agitation du monstre. Il existait certes un visage, sur cette engeance de cauchemar, mais qui semblait avoir été écrasé, malaxé, et étalé sur un même plan. Mais le plus perturbant dans l'image offerte par cette pauvre fille, était sans doute la théorie d'orifices – qu'il s'agît d'anus ou d'ouïes –, une trentaine au total, palpitant au rythme de sa respiration, répartis sur ses flancs, et desquels s'épanchait un mucus épais et malodorant.

Et cette terrifiante société se contorsionnait pour mieux voir les inconnus, tordait sa chair déjetée, geignait et aboyait des mots inintelligibles pour une oreille non exercée, depuis que Blau et Tormaker étaient entrés.

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