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Benoît, jeune sapeur-pompier professionnel, intervient dans une usine de produits chimiques pour éteindre l'incendie qui s'y est déclaré. Après qu'une forte explosion l'a plongé dans le coma, il se réveille plusieurs mois plus tard, sourd, aveugle, muet et paralysé, emmuré dans son propre corps. Parviendra-t-il à revenir du côté des vivants ?

Extrait du journal intime de Benoît Berland :


 

22 février 2015. Intervenus sur un accident de la route sans gravité. Le moniteur d'auto-école a fait un malaise cardiaque pendant qu'il donnait une leçon de conduite à une jeune fille. En tombant dans les vapes, il a enfoncé la pédale d'accélération. Son élève, une fille de dix-neuf ans, n'avait plus la main sur le véhicule. Elle a eu le bon réflexe, elle a aussitôt jeté la voiture contre une barrière de sécurité ; heureusement qu'elle ne roulait qu'à trente.

Le mec faisait un infarctus du myocarde. Avec le bide en forme d'alambic qu'il avait, pas étonnant... Il aurait dû rouler aussi un peu en vélo de temps en temps... Le SMUR est arrivé en même temps que nous. Ils ont embarqué le moniteur d'auto-école. Il était déjà tiré d'affaire. Quitte pour aller visiter régulièrement un cardiologue. Mais la fille était choquée, désorientée. Je l'ai rassurée. Une petite blonde toute menue. De grands yeux clairs, vipérins, brillants. La sclérotique très blanche. Une bouche éclatante de santé, gorgée de pulpe. Un beau brin de fille que j'ai illico voulu cueillir. Les collègues m'ont vanné, dans mon dos, avec force signes obscènes. La fille a dit qu'elle s’appelait Estelle. Je l'ai rassurée en lui disant que grâce à son sang-froid elle avait probablement sauvé la vie de son moniteur d'auto-école.

Je ne sais pas ce qui m'a pris, d'habitude je me liquéfie devant ce genre de canon, mais j'ai griffonné sur un papier mon numéro de portable et le lui ai donné. J'étais persuadé qu'elle allait le jeter ou l'oublier dans une poche de jean, et puis le soir même elle a appelé. La plupart du temps, on ne sait pas ce que deviennent les gens qu'on sauve, mais Estelle m'a appris que son moniteur allait beaucoup mieux. Qu'il s'est décidé à arrêter la cigarette et les excès de bonne chère.

Estelle a expliqué qu'elle s'était fait violence pour m'appeler car elle souffre d'une sorte de phobie du téléphone. Il faut qu'elle ait son interlocuteur en face d'elle, car selon elle on communique autant avec le corps qu'avec la parole, et il manque un ingrédient essentiel dans une conversation téléphonique. « Là, par exemple, je peux pas lire sur ton visage si ce que je raconte t'intéresse. »

Apparemment c'est une tête bien pleine. Elle veut être avocate. Défendre l'indéfendable. Suis pas sûr de me montrer à la hauteur si elle m'entraîne sur certains terrains.

Rendez-vous samedi soir 18 h au Golden pour boire un verre. On verra bien ce que ça donne...


 

*


 

Benoît céda vite à la panique. C'était une sensation très étrange. Il était pleinement conscient, il paraissait avoir toutes ses facultés mentales, mais il se sentait dépossédé de tous ses sens, un peu comme si on l'avait placé dans un caisson d'isolation sensoriel. Non, c'était bien pire que cela. Dans un caisson d'engin sensoriel, on n'était pas ainsi déconnecté de soi-même, on percevait encore dans ses tympans les battements de son propre cœur, le souffle de sa respiration, on pouvait bouger, parler, lâcher une petite perle, même... Or, c'était comme si Benoît avait été tiré de son corps et qu'il tombait dans un trou noir sans fond. Il n'y avait plus que son esprit, flottant, sans rien autour auquel se raccrocher. Est-ce que je suis mort ? C'est ça la mort ?

Benoît avait lu les récits de plusieurs personnes ayant vécu des EMI, des expériences de mort imminente, mais il ne retrouvait dans sa situation aucune caractéristique commune à ces témoignages. Il n'y avait pas de tunnel de lumière, il ne planait pas au-dessus de son corps, il ne voyait pas de formes éthérées et n'entendait aucune voix rassurante ; surtout, il n'éprouvait pas de sensation de paix mais une terreur indicible.

Combien de temps resta-t-il ainsi, une âme désincarnée ? Des minutes ? Des heures ? Le temps pour lui ne voulait plus dire grand-chose, car le temps, s'il peut être mesuré, est surtout affaire de perception ; pourtant Benoît avait l'intuition qu'il n'avait pas disparu. Il s'obligea à compter les secondes : un hippopotame, deux hippopotames, trois hippopotames... Soixante secondes font une minute, soixante minutes font une heure. Il compta ainsi deux-mille-six-cent-soixante hippopotames avant d'abandonner. Cela ne l'avançait à rien. Voilà, c'est ça la mort. On continue à exister, mais dans une nuit silencieuse et inodore. Tout ce qu'on a écrit sur l'Enfer est en dessous de la vérité. L'ultime torture c'est l'ennui.

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