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Pour une banale histoire de jalousie, Manon et Olivier se sont disputés et se sont quittés fâchés. Ce soir-là, Olivier laisse seule sa compagne pour aller assister à un concert avec un groupe d'amis.

Des sirènes deux tons, pas très loin, la tirent d'un cauchemar qui se dissipe sitôt qu'elle jette un œil aux chiffres rouges du réveil digital : 23h22. Ils paient l'équivalent d'un SMIC pour un appartement minuscule, dont les fenêtres n'épargnent rien aux locataires des bruits les plus gênants de la rue, de ceux qui vous réveillent en pleine nuit.

Manon tâte le côté du lit où, de façon immuable, dort Olivier. Il est vide, bien sûr. Le concert doit pourtant être fini, et la salle de spectacle n'est qu'à quelques centaines de mètres. Manon imagine Olivier, riant aux éclats avec Amélie, et elle voit comme si elle y était la main de la jeune femme presser celle de son homme, puis pétrir son genou. Manon l'a déjà vue faire ça. Pas sur le sien, mais tout de même... Pétrir le genou d'un homme, si ce n'est pas une parade sexuelle, ça ?...

Oui, Olivier a beaucoup d'humour, un humour féroce et cynique, qui met parfois les gens mal à l'aise et qu'il entretient et attise en lisant des journaux satiriques comme Charlie Hebdo. Ne dit-on pas « Femme qui rit à moitié dans son lit ? ».

Elle fouille la tablette de la table de nuit, écarte la plaquette de pilule, la crème hydratante pour les mains, le dernier livre de Guillaume Musso, et finit par poser la main sur son téléphone. Elle avait activé le mode silencieux ; quand quelque chose la réveille, elle met parfois plusieurs heures avant de se rendormir.

Deux SMS en attente de lecture. Le dernier émane de la mère d'Olivier : « bonjour manon es ce que tou va bien ??? Je m inquietes car olivier ma dit qu il devait aller a un concert Je ne sais plus quand et il ne reponds pas ». C'est bizarre. La mère d'Olivier ne lui envoie des messages que rarement ; pour lui souhaiter son anniversaire, ce genre de banalité.

Le premier SMS, reçu à 21h55, soit une dizaine de minutes avant celui de madame Rossignol, est d'Olivier lui-même et finit de l'inquiéter tout à fait : « n oublie jamais que je t aimais ». Ce n'est pas le ton qu'il emploie dans son message, qui l'alerte, mais le style. Pas de majuscule, pas d'apostrophes, pas de point final. Olivier est un intégriste de la langue française. Même complètement ivre, il soigne le contenu de ses SMS comme s'il rédigeait une lettre de motivation.

Manon se connecte sur Facebook. Sur son mur, Olivier ne partage pas grand-chose. Le plus souvent, des clips musicaux, des bandes-annonces de films ou des articles de fond qu'elle ne prend même pas la peine de survoler. Parfois, il se fend d'une diatribe où il fustige la bêtise et la méchanceté de ses contemporains, et ses coups de gueule, ses coups de cœur, sont appréciés par beaucoup de ses amis, virtuels ou non. On dit que sa plume est corrosive. Olivier est un écrivain frustré, qui n'a jamais eu le courage d'envoyer ses manuscrits à des maisons d'édition, de peur d'être confronté à un échec, et malgré les encouragements sincères de ceux qui les ont lus.

Manon, elle, n'a jamais pu dépasser la dizaine de pages. L'écriture d'Olivier est à la fois trop ample et trop dense, et on dirait qu'il emploie des mots compliqués, inconnus du lecteur lambda, dans l'unique intention de placer son lecteur devant son inculture. Il ne l'a jamais avoué, mais Manon est certaine que son orgueil est blessé par le fait qu'elle n'ait pas lu au moins un de ses romans.

Pour une fois, Olivier a partagé une photo, prise avec son portable. Il s'agit d'un selfie où lui, Thomas et Jérôme lèvent leur gobelet de mauvaise bière – de la « pisse de chameau », comme dit Olivier. Amélie n'est pas visible dans la foule qui se presse près du bar de la salle de spectacle. Peut-être n'a-t-elle pas pu aller au concert, ou bien Olivier a-t-il pris la photo de façon à ce qu'elle n'apparaisse pas dans le champ. Il a identifié Manon dans sa publication de 21h27 : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », a-t-il écrit. Ici, il ne manque pas un seul accent.

Manon a une pensée coupable : sur la photo, Olivier n'a pas l'air spécialement malheureux. Le monde n'a pas l'air si dépeuplé pour lui...

Et puis elle voit les commentaires sous la photo. Au début elle ne comprend pas, mais au sixième elle se précipite dans le salon et allume la télévision, fébrile. Elle n'a pas à zapper longtemps. La plupart des chaînes ont déballé leur édition spéciale afin de couvrir ce qui restera probablement « l'événement de l'année ». Les images percutent Manon avec la violence d'un autobus. Il y a des gens en sang, désemparés, emmitouflés dans une couverture de survie, qu'on évacue sur des civières... des policiers qui hurlent contre les automobilistes... Du drame en direct. Elle n'entend pas ce que dit le journaliste. Ses yeux passent et repassent sur le bandeau racoleur, en bas de l'écran : Une centaine de morts au Bataclan.

Elle s'élance, avant même d'avoir pris une décision. Elle ne prend pas la peine d'enfiler des chaussures, ni de fermer la porte de l'appartement à clef. Elle dévisse presque dans les escaliers, se rattrape à la rambarde, reste un moment hébétée sur le trottoir, se rend compte qu'elle a oublié son portable dans l'appartement, remonte, redescend, et se met à courir, pieds nus, en chemise de nuit. Qui songerait à s'habiller chaudement quand son conjoint est en danger de mort ? Elle ne sent pas les étrons canins s'aplatir sous la plante de ses pieds, ni les tessons de verre entrer dans sa chair.

Elle avale les huit-cents mètres qui la séparent du Bataclan à une vitesse qu'elle n'aurait jamais cru atteindre. Un large périmètre de sécurité a été établi autour de la salle de spectacle. Elle tombe dans les bras d'un policier, qui comprend à sa tenue légère qu'elle est là pour un proche. « Mon copain ! Olivier Rossignol ! Il était au concert ! » Elle s'aperçoit qu'elle lui crie dessus, et que le nom qu'elle cite ne dit sans doute rien au gardien de la paix. Comme s'il y était pour quelque chose... Elle ne supporte pas la commisération qu'elle lit dans ses yeux.

« Il faut attendre, madame. Il faut attendre.

– Dites-moi au moins si c'est fini !

– Oui, c'est terminé. On les a tous abattus. » Manon manque s'évanouir dans ses bras. Se rendant compte du malentendu, le policier se reprend : « Je parle des terroristes. Ils sont morts. »

Il prend son nom et lui fait épeler celui d'Olivier. Il note aussi son numéro de téléphone et lui dit de rentrer chez elle ; on la tiendra rapidement au courant.

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