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A la suite d'un accident mortel dont elle se sent responsable, Romane, 46 ans, fait une grave dépression. Minée par la solitude et la culpabilité, elle fait une proie facile pour ce qui rôde.
Et si la célèbre nouvelle de Guy de Maupassant n'était pas une oeuvre de fiction ? Et si le Horla était autant responsable que la syphilis de la folie des derniers jours de l'auteur ? Le retour du Horla est autant une version moderne qu'une suite à ce classique de la littérature fantastique.

Certaines personnes, comme Jean-Michel, ont une inclination à la sottise, une faille béante depuis la naissance, un manque d'esprit critique qui les porte au merveilleux, tandis que chez d'autres, ce sont les coups et les estocs portés par la vie qui en ont ouvert une. Je suis de ceux-là. Une proie blessée et facile pour un prédateur. Saurais-je résister à un de ces beaux-parleurs, au chef charismatique d'une secte qui me promettrait de trouver la rédemption en écoutant ses paroles absconses et en suivant ses enseignements ? Ma seule intelligence, mon pragmatisme suffiraient-ils à m'empêcher de tomber dans ses rets ? Rien n'est moins sûr.

Du mal à ordonner mes pensées... J'étais en train de relater une anecdote et je n'ai pas pu m'empêcher d'élargir le sujet. Heureusement que je n'écris ce journal que pour moi. Donc, c'était en 96, ou 97. Jean-Michel était en plein dans sa période « développement personnel ». Il avait lu La prophétie des Andes et en avait été profondément bouleversé. Illuminé de l'intérieur... Il n'a été comme ça que pendant quelques mois, aérien, avec un air benêt vissé sur le visage, mitraillant les sophismes, déduisant de grandes leçons de vie des expériences les plus anodines... Insupportable de candeur. Jamais je n'ai été aussi près de me séparer de lui que pendant sa période béni-oui-oui. Il avait perdu sel et poivre, oui-da. Je vivais avec une coquille vide, une empreinte du vrai Jean-Michel. Heureusement, cela n'a pas duré, il s'est très vite lassé de sa quête du formatage, et il a fini par redevenir l'homme abrupt, matérialiste, délicieusement imparfait, que j'aimais.

Je digresse encore, je n'y arriverai jamais ! Le salon des Arts occultes, donc. Un intitulé ronflant pour un hangar surchauffé, avec plus d'exposants que de visiteurs. Entre un ébéniste qui fabriquait des planches de oui-ja en palissandre et un vendeur de gadgets pour chasseurs de fantômes, était coincée une vieille femme rabougrie, aux cheveux filasses, assise devant un guéridon. Je m'étais dit « pourquoi pas », et j'avais posé mes fesses en face d'elle, comme je me serais installée pour deviser avec mamie, qui était décédée depuis deux ou trois années à ce moment-là. Madame Ursule, c'était son nom, vous servait un thé puis interprétait la disposition des feuilles dans la tasse. D'après ce que j'avais compris du panonceau qui la présentait, les prédictions de Madame Ursule étaient infaillibles et elle pouvait lire votre avenir dans votre dégueulis, vos protections hygiéniques usagées, votre assiette de spaghettis à la bolognese, n'importe quel support que le client soumettait au hasard et que le chaos régissait.

Elle était demeurée silencieuse pendant que je sirotais mon thé noir, servi grâce à une thermos d'eau très chaude. Je suppose que ça faisait partie du folklore, mais avec le brouhaha et les vociférations de l'animateur, cela n'avait guère eu d'impact sur moi. Quand j'avais eu terminé ma tasse, la vieille femme avait examiné avec un air concentré les feuilles collées à la porcelaine, et j'avais vu son visage parcheminé tressaillir, se froisser sensiblement. J'avais beau ne pas croire un instant à son cirque, son expression m'avait impressionnée. Elle ne jouait pas. Ce qu'elle avait dit alors m'avait troublée davantage : « Si vous le désirez, nous pouvons nous arrêter ici, et alors vous ne me devrez rien.

– Pourquoi devrions-nous arrêter ?

– Parce que je n'ai pas de bonnes choses à vous annoncer. » J'avais haussé les épaules et pris Jean-Michel à témoin. « T'entends ça, mon amour ? Je vais bientôt crever d'une longue et douloureuse maladie. Il y a sûrement un agent d'assurances, vers la sortie, qui peut te faire un contrat de prévoyance.

– Romane, s'il te plaît... ouvre-toi un peu.

– Mais je ne peux pas être plus ouverte, mon chéri. Regarde, je vais payer deux cents francs pour une tasse de thé !

– Vous n'allez pas mourir, m'avait coupée la voyante. Enfin, pas dans l'immédiat. Vous allez avoir une longue, très longue vie, mais vous serez très... très malheureuse... très seule... et...

– Et quoi ?

– Je vois un événement déclencheur à tout cela. Et je vois... une ombre sur vous. Quelqu'un... non, pas quelqu'un... Je suis désolée, je ne comprends pas ce que je vois.

– C'est important d'admettre ses limites.. C'est bien ça, la phrase consacrée, chéri ? Comprendre ses limites et les accepter ? Ou est-ce qu'au contraire il faut les repousser ? Que disent tes bouquins là-dessus ? »

J'avais payé la somme demandée pour la prestation de Madame Ursule, et supplié Jean-Michel pour que nous rentrions à la maison. Mais chaque mot prononcé par cette femme tournait dans ma tête.

« Te tracasse pas pour ce qu'elle t'a dit, ma chérie, avait dit Jean-Michel dans la voiture. C'était juste du cinéma. Un discours bien rôdé.

– Tu aurais dit pareil si elle m'avait annoncé des bonnes choses ?

– De toute façon, tu ne crois pas à tout ça.

– Elle avait l'air si convaincue de ce qu'elle disait qu'elle en était convaincante. Ces gens-là sont dangereux. Ils ont un instinct inné de la manipulation psychologique. Ils te fourrent des germes dans le crâne, et ton esprit agit comme une boîte de Petri.

– Ouais. Oublie-la. On va avoir une belle vie, Romane. Ensemble. Avec les enfants qu'on va se fabriquer. »

Des enfants, nous n'en avons pas eu. Ce n'était pas faute d'essayer. Oh ! comme je hais cette Madame Ursule, oiseau de mauvais augure. Est-on tellement sûr que le prophète n'est pour rien dans la catastrophe qu'il a annoncé, une fois qu'elle s'est produite ?

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