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Corinne, jeune française vivant à Berlin, fuit un mari infidèle et violent. Accompagnée de son fils de dix ans, elle trouve refuge au fin fond de la Creuse, dans la ferme de ses parents, paisibles agriculteurs retraités. Ce séjour va être l'occasion de remuer le souvenir de sa sœur et lever des secrets de famille profondément enfouis.

Et Hugo, était-il heureux ? se demanda-t-elle soudain. À voir son perpétuel air renfrogné, elle en doutait. De l'avis de tous, c'était un garçon très intelligent et mûr pour son âge. Trop, peut-être. Elle était sa mère, elle l'avait porté en elle et nourri au sein, mais son enfant était un mystère qu'elle ne parvenait guère à élucider. Seulement dix ans, et c'était déjà un être tourmenté. Et les livres qu'il dévorait, qu'elle ne pouvait l'empêcher de lire sous peine de passer pour une mère castratrice, ne risquaient pas d'arranger ça.

Elle eut une nouvelle preuve que quelque chose clochait chez Hugo, en passant devant la salle de jeux où les deux cousins jouaient ensemble. Les enfants ne l'avaient pas remarquée. Martial venait d'achever ce qui ressemblait à une locomotive à vapeur, au moyen des fameuses briques de plastique de couleurs disparates, patiemment assemblées. Le petit garçon contemplait son œuvre, avec sur sa figure ronde le sourire béat d'un grand peintre venant d'achever l’œuvre qui l'inscrirait dans l'Histoire de l'art.

Dans un geste d'humeur, Hugo lâcha sa propre création, bien moins inspirée, se leva et saccagea à coups de pieds celle de son cousin. « Tiens, le môme ! Grandis un peu ! » rugit Hugo en mettant en pièces la locomotive de Martial.

Rouge de colère, Corinne explosa d'indignation, mais des deux garçons, seule la victime sursauta. Hugo resta parfaitement placide et regarda sa mère droit dans les yeux tandis qu'elle le morigénait vertement.

– Hugo ! Ce comportement est inadmissible. Tu... Vas jouer dehors ! Tu me déçois beaucoup.

– Comme tu voudras, dit le gamin sans la moindre trace d'affectation.

Il s'éloigna en traînant les pieds, la moue torve et le nez dans sa liseuse. Corinne s'agenouilla. De grosses larmes contagieuses bouillonnaient dans les vastes yeux de Martial.

– Il est méchant, dit le petit garçon, cependant que Corinne caressait son front et séchait ses larmes.

Elle aurait voulu le contredire, infirmer cette déclaration enfantine, mais son neveu avait raison. À quel moment avait-elle failli dans l'éducation de son fils ?

 

                                                                        *

 

De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin... Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus.

 

Hugo médita un instant sur les derniers mots du Voyage au bout de la nuit. Étrangement, ils le touchaient plus que les événements qui survenaient dans sa vie. Du haut de ses dix ans, il y voyait une métaphore du cours que prendrait bientôt sa propre existence. Comme le ténébreux Céline, il ressentait une fascination quasi mystique pour les fleuves, la mer, toutes les masses d'eau en mouvement. Avant même que la vie ne jaillisse de la soupe primitive, la terre avait dû paraître pleine d'ardeur.

Le garçon avait pleinement conscience que sa logique empruntait des chemins que la morale populaire réprouvait. Les esprits libres, comme lui, comme le trublion Louis-Ferdinand Céline, étaient si peu représentés que les braves gens les traitaient en parias, qu'ils étaient mis au ban de la société. Il n'en avait cure. Les critiques et les réprobations glissaient sur lui comme sur du téflon. Il avait une conception différente du bien et du mal.

L'inceste, par exemple, ce tabou suprême qui scandalisait depuis la nuit des temps ; lorsqu'il était consenti, en quoi était-ce si mal que deux êtres partageant le même sang s'aimassent de façon si fusionnelle ?... Pourquoi fallait-il les condamner avec autant de force ? Blâmait-on les animaux quand, comme lui tout à l'heure, ils obéissaient aux pulsions de leurs instincts ? Parlait-on de malignité quand un chat jouait avec une souris, ou une orque avec un phoque ? Quand une communauté de chimpanzé écharpait un singe étranger ? Quand une chienne tuait les plus faibles de sa portée ? Non, ce n'étaient que des réflexes imprimés dans la mémoire génétique, et qui servaient in fine à la perpétuation de l'espèce. Les humains ne faisaient que se mentir, ils cachaient leur animalité sous un vernis de civilités. Du peintre en bâtiment à l'édile, de l'artiste au médecin, l'Homme n'écoutait vraiment que son ventre et ses gonades, et cela, c'était un discours que même les philosophes et les sociologues les plus hardis ne relayaient pas.

Tout en laissant ses pensées butiner, Hugo se dirigeait vers la vieille grange, dressée à l'autre bout de la petite propriété, à une cinquantaine de mètres de la maison. Il avait toujours été attiré par cet endroit, sur lequel planait un parfum de mystère. Les endroits cachés, obscurs, interdits, l'avaient toujours fasciné. Il poussa la porte palière qui, soumise aux intempéries et mal ajustée, céda avec résistance en raclant le sol de béton. Un nuage de poussière vola dans ses cheveux. Les vitres farineuses, qui n'avaient guère été nettoyées depuis que le bâtiment de bois et de pierre était debout – si la maison était le domaine rutilant d'Anne-Marie, la grange était le royaume inaliénable de Richard –, dispensaient sur le capharnaüm un éclairage chiche et malsain, tamisé par des toiles d'araignées sans locataires.

Richard Fromentin était de ces individus qui ne parvenaient pas à jeter, qui gardaient et entreposaient même ce qui ne fonctionnait plus et n'avait plus de valeur, dans l'éventualité où des pièces leur pourraient être utiles... Si cette manie ne participait pas chez lui d'un trouble psychologique, la grange n'en était pas moins bourrée à craquer de quarante ans d'accumulation. Dans ce fouillis, Hugo discerna deux ou trois tondeuses, la carcasse rouillée d'une 4L, un tracteur John Deere désossé, des colonnes de pneus, une charrue dont les socs paraissaient émoussés, le tout cerné par des cartons éventrés qui vomissaient des pièces mécaniques, de la visserie, du petit électroménager, et d'innombrables chutes de découpes de bois. Toute la poussière que traquait Anne-Marie Fromentin semblait s'être réfugiée ici. Le seul coin à peu près rangé était l'établi, sur la droite, avec ses outils soigneusement suspendus à des pointes contre des panneaux de contreplaqués, ses casiers étiquetés et ses étagères bondées de matériel de bricolage.

À l'aplomb d'une antique perceuse à colonne, une trappe rectangulaire se découpait sur le sol jonché de sciure de bois et de limaille. C'était l'entrée du sous-sol, où Richard Fromentin avait installé son atelier. C'était là-dessous, dans le plus grand secret et la stricte intimité, que le retraité assemblait, ponçait, apprêtait et peignait les modèles réduits qu'il exhibait ensuite fièrement dans sa maison.

Pas plus tard que ce matin, et comme chaque fois qu'il visitait la ferme de ses aïeux, Hugo avait demandé à son grand-père de l'introduire dans son antre ; rien qu'un coup d’œil ! Le vieil homme avait refusé avec obstination, comme toujours, opposant à la curiosité de son petit-fils une batterie d'arguties bien fourbies. « C'est un espace exigu, avait-il dit. Tu serais comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, et tu réduirais à néant des heures de travail. »

Mais comme sa mère avant lui, Hugo nourrissait trop de fantasmes sur ce que dérobait cet endroit. Ses yeux tombèrent soudain sur le gros cadenas en acier trempé qui verrouillait la trappe ; ils s'illuminèrent d'étonnement. Richard avait bien fermé le cadenas, mais il avait oublié la clef dans la serrure. Ce genre d'étourderie ne lui ressemblait guère. Eh ! pensa le gamin, peut-être est-il affecté par les symptômes de cette maladie... Alzheimer. Il avait l'âge qui convenait...

Hugo n'hésita que quelques secondes. Il n'aurait sans doute pas d'autres occasions de lever le voile sur ce mystère. Juste un coup d’œil, comme il l'avait promis ! Il ne toucherait à rien, et aurait des gestes d'orfèvre, des délicatesses de ballerine. Richard ne saurait jamais que son sanctuaire avait été profané. Allons, est-ce que cela aussi, c'était mal ?... Pas de son point de vue.

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