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L'apocalypse qu'on nous a maintes fois prédit ne viendra peut-être pas d'où on l'attend. Une fable mordante sur la société de surconsommation, garantie sans placement de produit.

Connaissez-vous cette publicité pour du shampoing, dans laquelle une jolie fille nue se lave les cheveux au beau milieu des Champs Élysées pendant une grosse averse ? Oui, vous n'avez pas pu y échapper, nous y avons veillé. On n'avait rien vu de plus érotique sur écran depuis que Sharon Stone a écarté les cuisses pour Paul Verhoeven, n'est-ce pas ? Vous vous souvenez sans doute aussi de ce monument de subtilité vantant les mérites de dragées laxatives. Les dragées dont j'avais fait la promotion étaient bien plus efficaces que les dragées Fuca®. Elles étaient aux viscères ce que l'acide chlorhydrique est à la plomberie : le remède ultime. Elles augmentaient sans aucune commune mesure les sécrétions d'eau et la motricité de l'intestin. Ce gamin qui fait tomber par mégarde une dragée laxative dans l'évier bouché de la cuisine... Une métaphore que même le plus crétin des prolos peut comprendre.

Mon métier était donc de vendre aux gens ce dont ils n'avaient pas besoin. Le combat que je livrais pour porter à l'attention du consommateur telle ou telle marque, tel ou tel produit, était toujours le meilleur. J'étais un mercenaire dévoué à celui qui me payait. Oh ! je n'étais pas de ces VRP qui trimaient jour après jour, porte après porte, pour refourguer leurs encyclopédies ou leur aspirateur si puissant qu'il décollait la moquette. Non, moi j'agissais à grande échelle. J'étais grassement payé pour mettre le dernier iPhone® entre vos mains et vous faire croire qu'en achetant au prix fort un exemplaire de la dernière génération, pourtant obsolète dès sa sortie, vous vous éleviez dans l'ascenseur social. Rien de plus faux : vous n'étiez alors qu'un gogo parmi tant d'autres. Une vache à fric, comme on se moquait gentiment de vous entre fils de pub. Et pourtant je croyais au système capitaliste, oui, j'y croyais avec l'inexpugnable foi d'un prêtre pédophile envers son grand patron.

Donc, avant d'être un individu promis comme tous les autres à une mort proche et certaine, j'étais publicitaire, et je roulais dans une BMW® qui émettait presque autant de particules polluantes qu'un camion. Je sais ce que vous vous dites. Vous vous dites que les BMW®, comme les Audi®, étaient des voitures destinées aux trous de cul qui pensaient que les routes leur appartenaient, des trous de cul qui n'étaient toutefois pas assez riches pour rouler en Aston Martin® ou en Ferrari®. Vous repensez à toutes les fois où un abruti vous a collé au pare-choc arrière, vous a doublé sans aucune visibilité pour se rabattre juste devant votre voiture, est passé à l'orange bien mûr... Il avait des Ray-Ban® sur le nez et était au volant d'une BMW® ou d'une Audi®, n'est-ce pas ?

Je me prenais pour un pilote alors que je possédais seulement une voiture dotée d'un moteur plus puissant que celui du monospace poussif d'un brave père de famille. C'est ce que me signifia ma mère, ce jour-là, après que j'eus arrêté ma BMW® série 4 devant chez elle dans un grand crissement de pneus. Ma mère avait deux fois mon âge, cinquante-huit ans, et c'était à se demander comment une personne aussi bienveillante, altruiste, sage, soucieuse de la bonne santé de la planète et de ses créatures, avait pu engendrer un enfoiré matérialiste tel que votre narrateur. À quel moment avait-elle failli dans mon éducation ?

Peut-être est-ce le fait que, malgré toute sa bonté et l'amour inconditionnel qu'elle m'a donnés, nous avons crevé de faim pendant des années, que je m'habillais chez Emmaüs et que nous vivions de la générosité des autres, et peut-être que ces manques triviaux ont ouvert en moi des failles béantes que j'essaie de combler depuis. Ou peut-être qu'elle m'a trop couvé, qu'elle m'a éduqué à la Suédoise selon le principe de l'enfant-roi et qu'elle n'a réussi à faire de moi qu'un adulte capricieux, égoïste, manipulateur : un gros con en somme. Peut-être qu'il y a trop en moi de ce père dont ma famille m'a brossé un sale portrait et que je n'ai jamais connu, et peut-être qu'il n'y a pas assez d'elle.

Maman habitait depuis trente ans un trois pièces miteux à Rueil-Malmaison dans lequel on n'aurait pas logé une famille de migrants. Elle n'avait jamais pensé à partir de ce trou à rats et n'avait pas pensé une seconde à me demander de l'y aider. Malgré la passion qu'elle portait à son fils unique, maman n'était pas fière de moi, elle n'était pas fière de l'homme arrogant et imbu de sa personne que j'étais devenu. Depuis que j'avais intégré le monde décadent de la publicité, elle ne faisait plus mon éloge auprès de ses amies, elle taisait au contraire mon métier comme si j'avais fait de la prison.

Je m'en cognais. Ce n'étaient pas les jugements muets de ma mère qui allaient m'empêcher de vivre ma vie comme je l'entendais. Si elle avait passé son existence à raser les murs, à ne surtout pas dépasser d'un poil de la mêlée, il était hors de question que je fasse de même.

J'avais donc fait ma bonne action du mois, j'avais déplacé ma carcasse jusque dans ce nid de prolo, et nous buvions un café premier prix dans le minuscule salon-salle à manger de ma mère. Maman avait fait des meringues. J'adorais ça quand j'étais petit, c'était un des rares desserts que maman ne foirait pas, mais désormais je préférais un rail de coke ou un verre de Chivas Regal®. Bien sûr, maman n'était pas au courant de mes nouveaux goûts, elle qui était trop pingre pour gaspiller ses maigres revenus dans les paradis artificiels, même le gros rouge et la bière de clochard n'entraient pas dans son budget. Je mangeai toutefois une meringue pour lui faire plaisir ; l'effet « Madeleine de Proust » ne se fit pas sentir. Je n'aimais plus la meringue, j'aimais la drogue, l'alcool, les grosses voitures rutilantes, les putes affriolantes, les costumes bien taillés, et ma montre qui coûtait plus que ce qu'un smicard gagnait en une année. Voilà ce qu'étaient pour moi les plaisirs simples de la vie.

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