Martial Chaînard, 84 ans, coule des jours paisibles et qui se ressemblent tous dans un EHPAD - acronyme moderne et politiquement correct désignant un mouroir. Mais lorsque le destin lui joue un dernier tour de cochon et l'oblige à sortir du rôle de spectateur dans lequel il s'est toujours complu, le vieillard terne et effacé décide d'offrir à son insipide biographie le plus brillant des épilogues.
Martial avait signalé à Kaprilge qu'il eût tout à fait pu s'assurer que son argent ne profitât jamais à ses fils, ni à aucun membre de sa famille, en faisant don à une association caritative. Le vieillard avait alors hissé sur son front un sourcil broussailleux, comme si cette remarque avait été la chose la plus stupide qu'il eût jamais entendu.
« C'est pas parce qu'on a le cancer, le SIDA ou qu'on crève la dalle, qu'on n'est pas un connard ! C'est pour ça que j'ai jamais donné mon raisiné... parce que j'voulais pas qu'il serve à sauver la vie d'un enfoiré. Ou pire : d'un bougnoule ou d'un négro. De la qualité extra, un grand cru de raisiné comme ça, ça devrait se monnayer chèrement ! »
C'est donc avec un intérêt malsain, aiguisé par une curiosité bien banale et compréhensible, que Martial espionnait les lamentables querelles intestines et hebdomadaires de la famille Kaprilge, comme il le faisait en cet après-midi dominical pluvieux, le sonotone plaqué contre le mur, conjecturant sur l'approche qu'allaient adopter cette fois-ci les frères coalisés pour extorquer des bribes d'informations à leur supposé géniteur. Ce qui se jouait de l'autre côté du mur était bien plus amusant que toutes les séries américaines barbantes qui passaient au même moment à la télévision.
Chacun semblait y aller de son laïus, de son petit couplet attendrissant, de son numéro parfaitement rodé. C'était théâtral ! Du pur Vaudeville ! Tous les rôles étaient distribués. Il y avait le fils menaçant, l'implorant éploré, le moralisateur hypocrite, l'accusateur... Kaprilge restait étrangement muet. Un grognement de temps en temps. Toutes ces vaines arguties paraissaient ricocher sur lui et se perdre dans le murmure du monde. Il se murait derrière une façade de royale indifférence. Martial savait ce qui se tramait ; Kaprilge s'affûtait la langue sur son dentier et il n'allait pas tarder à lui faire fouetter l'air. L'éruption était imminente ! L'éructation couvait !...
Martial reconnut la voix d’Eliott, profonde et légèrement éraillée. Une voix qu'il aurait pu employer à faire de la radio, s'il avait été capable d'aligner trois phrases grammaticalement correctes.
« T'as pas d'cœur, papa. Ta p'tite fille va entrer à l'université et Francine et moi, on n'a même pas de quoi lui louer une chambre de bonne. Une Kaprilge qui fait de grandes études, tu te rends t'y compte ? Ça te rend pas fier ? Enfin bon ! Ton argent, où qu'il est, il dort, il aide personne ! » Cela durait ainsi depuis vingt-sept minutes, une longue litanie de griefs.
Le capitaine choisit cet instant pour crever l'abcès. Il en avait assez entendu. Sa réponse cingla comme à l'accoutumée :
« Si t'avais su faire quelque chose de tes dix doigts, l'empoté, t'aurais pu lui payer toi-même ses études, à ta mioche. Mais t'es un bon à rien, et un fainéant, comme tes frères. Les tiques, les puces, les punaises, bref la vermine comme vous, ça travaille pas... tout ce que ça sait faire c'est pomper, pomper, pomper. Me pomper moi ! Moi depuis toujours ! Et puis, pour avoir une petite fille, faudrait d'abord que j'ai des gamins, ce qu'est loin d'être le cas... Voilà ce que je dis. Ouaip ! »