Les premières pages d'un Truc que je dois interrompre pour écrire autre chose. C'est un premier jet, hein, alors inutile de me signaler les fautes d'orthographe.
1. Les narines de Miranda Smithy frémirent. Un instant après, elle exhala un rond de fumée parfait qui se changea en ectoplasme toxique en arrivant sur Crisp. La patronne de l'agence Smithy and partners déplia ses courtes jambes et posa ses bottes de cow-boy en cuir d'alligator sur le bureau en merisier qu'un menuisier repris de justice avait fabriqué (sous la contrainte) pour elle. London Crisp lorgna le chewing-gum collé sous la semelle de sa patronne. Rien que ses bottes valaient plus cher que ce que la dernière chasse lui avait rapporté, et putain, ça le faisait enrager. Derrière les lunettes de soleil style aviateur de Miranda, ses prunelles brûlaient de colère. – Putain, Crisp, tu fais chier. Les flics sont nos alliés, ils nous donnent les informations dont on a besoin, on fait ce qu'ils ont pas envie ou pas le temps de faire, et toi, qu'est-ce que tu fais ? Tu les fous en rogne. Tu détériores nos relations. Ils en ont pas seulement après toi, ils ont dans le collimateur toute l'agence. Tu fais du tort à tous tes collaborateurs. Tu me fais du tort. – Des clous, rétorqua Crisp. Sans moi cette boîte aurait coulé depuis longtemps. Galadio saurait pas retrouver un fugitif dans un bordel, Milton a de la chair à saucisse à la place du cerveau. Ce flic voulait me priver des mille dollars qui me revenaient. On n'enlève pas un os de la bouche d'un molosse sans risquer de se faire mordre. La gorgone se radoucit. Dès qu'il était question de fric, ses neurones miroir se mettaient à réfléchir. – Bon, t'es tombé sur un vrai trou du cul, j'admets, Crisp. Mais surveille tes nerfs, merde. Je tiens à ma réputation. – J'ai arrêté de fumer, Miranda. Enfin, non : j'arrête une journée, et puis un connard me met les nerfs en pelote et j'ai envie de descendre tous les fils de pute qui me grillent la priorité. Alors je grille un paquet de tiges à cancer et le lendemain je repars avec une bonne résolution que j'arrive pas à tenir. Même si le manque de nicotine n'avait pas rendu Crisp à cran, il n'était pas certain qu'il serait parvenu à garder son calme face au trou du cul dont il était question. La veille, le chasseur de primes avait réussi à obtenir l'adresse d'un fugitif, un hispano au nom imprononçable accusé d'avoir mis le feu à son propre chien qu'il avait surpris en plein cunnilingus avec sa femme. Le problème, c'était que la police avait obtenu la même information et qu'un bleu du nom de Waterfall avait décidé de couper l'herbe sous le pied de London Crisp. Le hasard avait fait que Crisp était arrivé devant la planque de sa proie trente secondes seulement après ce foutu flic. La situation avait dérapé avant d'avoir eu le temps de dire « Supercalifragilisticexpialidocious ». – Trop tard le desperado, avait grincé le bleu. Les collègues arrivent, on va s'en occuper. Son coéquipier, un type ventru sans doute près de la retraite, avait essayé de calmer le jeu. – Écrase, Waterfall, on peut lui faire une fleur. – Ah ouais ? On était là les premiers, pourquoi on ferait ça ? – Écoute, mec, avait dit Crisp dont l'agacement atteignait un seuil critique, tu sais sans doute pas comment ça marche. La police et les chasseurs de primes bossent la main dans la main, un peu comme les poissons-clowns et les anémones. C'est une symbiose, tu piges ? Cette fois, la bleusaille avait franchement éclaté de rire. -- Putain, t'as avalé le jouet de ton chien, ou quoi ? C'était la remarque de trop. London Crisp pouvait encaisser pas mal de noms d'oiseaux, y compris ceux qui visaient la moralité de sa mère, mais se moquer de sa voix de crécelle, c'était s'exposer à de viriles représailles. Foutre ! il n'y pouvait rien si sa voix était deux octaves trop haut perchée. La puberté lui avait joué un sale coup, elle lui avait fait pousser la bite, les poils, les muscles, mais elle avait oublié de s'occuper de son larynx. Au téléphone, les démarcheurs, que son nom n'aidait pas à genrer, lui donnait du Madame. Il arrivait même qu'on lui demande de passer le téléphone à son papa. Crisp se fendait alors d'une répartie cinglante. Seulement, face à ce flic arrogant qui ne savait pas à qui il parlait, et à cause du manque de nicotine, Crisp s'était trouvé à court de répartie. Son poing avait écrasé le nez du bleu, sans faire beaucoup de dommages. Pendant ce temps, le fugitif avait eu le loisir de fuir, et c'était Colin Malkovitch, un chasseur de primes freelance, qui lui avait mis la main dessus le lendemain et avait empoché les mille dollars. Les renforts étaient arrivés alors que le tarbouif du bleu virait à l'aubergine et commençait à se tarir. Au lieu d'embarquer Crisp, les collègues du flic à l'honneur bafoué avaient chambré copieusement ce dernier. L'un d'eux s'était même excusé auprès du chasseur de primes de l'ignorance de Watefall. Certaines dents avaient tout de même grincé dans la hiérarchie, et les gueules qui les portaient l'avaient fait savoir à Miranda. La patronne du Smithy and partners se renversa dans son fauteuil en cuir et alcantara. D'un geste à la Jules César, elle embrassa le décor du bureau, la collection de couteaux affichée sur le mur derrière elle (dont la plus grande lame avait la taille d'un petit katana), les titres honorifiques, les photos où elle posait avec des personnalités, Donald Trump, trois maires de Corvette différents, Johnny Bengalore, Alec Baldwin, Barbra Streisand), les coupures de journaux (« Miranda "Seek and destroy" Smithy met la main sur le violeur de vieilles dames », ou encore « La boss des chasseurs de prime nous fait partager son dangereux quotidien ») et les quelques livres sur le métier qu'elle avait fait écrire à un nègre littéraire et qui trônaient dans une ronflante bibliothèque. -- Mon gars, j'ai soixante-cinq ans et je me sens usée. J'ai adoré ce boulot, mais j'aspire à la retraite. Tu sais que j'ai pas d'enfants pour prendre ma suite. Y a bien quelques mecs qui ont réussi à me retenir quelques temps, mais aucun qu'a réussi à m'convaincre de lui fabriquer des mômes. Il faudra bien que tout ça aille à quelqu'un, et je veux pas que Milton ou Galadio mettent la main dessus, parce que t'as raison, la boîte coulerait en moins de deux semaines. J'ai pensé à toi, Crisp. J'étais la meilleure, et toi t'es le meilleur, même si tu manques de diplomatie, donc d'intelligence. Et puis je t'aime bien. – Sans vouloir te vexer, Miranda, j'en ai rien à foutre. J'ai pas un profil de patron charismatique. Moi, je suis un homme d'action, je préfère coller des beignes que serrer des louches. – Bon... J'aurai essayé. » Miranda Smithy écrasa son cigarillo dans un cendrier en ivoire en forme d'éléphant qu'elle tenait de son père. L'ustensile débordait de cendres et de mégots très courts ; la boss était si pingre qu'elle fumait ses cigarillos jusqu'à ce qu'ils lui brûlent la gueule. – J'ai quelque chose pour toi, dit-elle en faisant glisser une de ses fameuses fiches sur le bureau. Lincoln Dicker. Un casier long comme un évangile. Accusé de violence sur personne vulnérable. Une vieille. Il a frappé une vieille femme de 87 ans. S'est évanoui dans la nature juste avant que l'affaire ne soit jugée. C'est un toxico réputé dangereux et imprévisible. La prime est de mille dollars. Crisp prit la feuille où Miranda avait noté les informations essentielles sur la proie : mensurations, degré de dangerosité, antécédents médicaux connus, adresses où elle était susceptible de se rendre, famille connue et amis proches... Deux photographies, de face et de profil, présentaient une trogne grêlée de cicatrices d'acné à faire tourner le lait dans les mamelles d'une vache. – Il a le SIDA, déclara Crisp. J'ai droit à une prime de risque, pour ça ? – Pourquoi, t'as l'intention de lui faire l'amour, joli cœur ? Tu risques ta vie tous les jours, alors qu'est-ce qui t'inquiète ? – Et si pendant que je l'alpague, une de ses blessures se frotte à une des miennes ? – Dans ce cas, je te paierai ta trithérapie, parole de Smithy. Maintenant, dégage, London. Un pote qui travaille au fisc m'a dit qu'on s'intéressait à moi. Il faut que je vérifie que tout est bien en ordre dans les comptes de la boîte et que tous les chiffres sont bien dans les bonnes cases, je veux pas donner du grain à moudre à ces gens-là. – Et tout est bien en ordre, pas vrai ? – Ouais... Miranda désigna la porte du bureau pour rappeler à son collaborateur tout le boulot qu'il avait à abattre. – Et si c'est pas le cas, ça va le devenir.
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